Citations sur Où passe l'aiguille (172)
Notre solidarité, notre empathie, jadis élastiques, ont été essorés par la terreur et par la faim. Les premiers morts nous ont crevé le cœur. Les larmes acides l'ont desséché et la haine rétréci. La pitié a durci avec le chagrin, nous n'avons plus qu'un cœur tanné.
Un jour, j'en suis convaincu, chacun portera ce qui l'aide à vivre, peu importe que ce soit une robe ou une cravate, parce que en vérité c'est l'authentique fonction du vêtement, t'aider à vivre, c'est sa puissance même, ce qui l'extrait du lot grossier des objets domestiques et le rend surpuissant. Le vêtement te sauve du froid et de la honte, il est ce qui reste quand tu n'as plus rien, ce qui te transforme, ce qui t'élève.
Le pompon c'est qu'on n'a plus rien à manger, le dernier pot de confiture a été vidé il y a belle lurette. ma mère dit qu'au bout d'un certain temps c'est logique, les réserves s'épuisent, mais on a faim tout de même. Ce midi, elle a fouillé partout, elle cherchait le salami de secours, celui qu'elle avait empaqueté en rab pour les cas d'extrême nécessité, celui que j'ai sorti du sac discrètement juste avant notre départ et laissé dans notre jardin pour le chat. Je ne sais pas comment ni pourquoi ma mère m'a soupçonné, subitement elle est devenue dingue : elle se tapait les cuisses, elle pleurait, elle hurlait.Ce n'était pas logique, ça, pas du tout, ma mère poussant des cris, je ne l'avais jamais vu furieuse avec le son. Gaby sanglotait et elle a fini par le prendre sur ses genoux, ce lèche-bottes, alors elle a arrêté de crier et il a cessé de pleurer.
J aime bien discuter avec Hugo, même quand je suis au fond du trou. Surtout quand je suis au fond du trou, en vérité. C est sans doute ça, un ami : quelqu’un qui parle quand il le faut et qui le reste du temps ferme sa gueule.
(...) il faut le voir pour le croire, les pires vestes ressuscitent, les pantalons défigurés guérissent, point par point la blessure se résorbe et le vêtement renaît dans le silence des cicatrices. Moi je vois cette chose, en balayant. Je vois la grande réparation du fil qui va et qui vient, l'aiguille qui passe et repasse et efface les plaies, la vie même est prise dans cette toile-là alors ils pourront dire ce qu'ils veulent, les salauds, les kapos, les SS, qu'on est des Untermensch des vermines des bestioles à écraser mais les mains animales résistent au grand rien, au broyage, à la disparition, et ça a quand même une sacrée gueule.
Se rappeler c'est raviver les braises : même longtemps après elles brûlent encore.
Réparer c'est résister et résister encore, le temps qu'il faut.
... nos fantômes sont à jamais décousus et leur absence une plaie qui ne se suture pas, même avec des mains d'or.
Tu leur diras ça aux gens, dans le bouquin, que du même point peuvent naître le meilleur et le pire, que la vie est retorse, tortueuse, inextricable, qu'elle te rend fou de chagrin, qu'elle te remplit de joie, en vérité c'est du fil la vie, tu comprends ? Du fil, tout simplement, et contrairement à ce que dit le proverbe on ne sait jamais, jamais entends-tu, où passera l'aiguille.
Notre enfant a son rythme propre, un rythme unique réglé sur une horloge mystérieuse et contrariante dont je ne comprendrai jamais les ressorts. À sa naissance déjà il était décalé, il refusait de sortir.
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