Le comte avait fait une belle guerre, comme on disait après l'armistice de 1919 : il s'était exposé héroïquement pendant quelques mois, puis il avait épousé une jeune fille très riche. Il avait eu alors un peu moins de goût pour se faire tuer, ce qui était assez naturel! Sa femme avait des relations brillantes, mais il ne s'en servit pas. Il ne rechercha plus le danger, il ne le fuit pas non plus. Il termina la guerre sans une blessure, content de lui-même, de sa belle conduite au feu, de sa confiance intérieure et de son étoile. En 39, il avait une situation mondaine de tout premier ordre ; il était membre du Jockey, ses diners et ses chasses étaient célèbres ; il avait deux filles charmantes dont l'aînée venait de se fiancer. Il avait beaucoup moins d'argent qu'en 1920 mais il connaissait mieux qu'alors la façon de s'en passer ou de s'en procurer à l'occasion.
Il n’était pas fait pour ce monde qui, de cette charogne, naîtrait comme un ver sort d’une tombe. Monde brutal, féroce où il faudrait se défendre contre les coups de dents. Il regarda ses belles mains qui n’avaient jamais travaillé mais caressé seulement des statues, des pièces d’orfèvrerie ancienne, des reliures ou parfois quelque meuble élisabéthain. Lui, avec ses raffinements, ses scrupules, que ferait-il au milieu de cette foule démente ? Il serait volé, dépouillé, assassiné comme un pauvre chien abandonné aux loups. Il sourit faiblement et amèrement, se représentant sous les traits d’un pékinois aux poils d’or perdu dans une jungle.
Ceux qui l'entouraient, sa famille, ses amis, éveillaient en lui un sentiment de honte et de fureur. Il les avais vus sur la route ceux-là et leurs pareils, il se rappelait les voitures pleines d'officers qui fuyaient avec leurs belles malles jaunes et leurs femmes peintes, les fonctionnaires qui abandonnaient leurs postes, les politiciens qui dans la panique semaient sur la route les pièces secrètes, les dossiers, les jeunes filles qui après avoir pleuré comme il convenait le jour de l'Armistice se consolaient à présent auprès des Allemands. "Et dire que personne ne le saura, qu'il y aura autour de ça une telle conspiration de mensonges que l'on en fera une page glorieuse de l'Histoire de France. On se battra les flancs pour trouver des actes de dévouement, d'héroïsme. Bon Dieu ! ce que j'ai vu, moi ! Les portes closes où l'on frappait en vain pour obtenir un verre d'eau, et ces réfugiés qui pillaient les maisons ; partout, de haut en bas, le désordre, la lâcheté, la vanité, l'ignorance ! Ah ! nous sommes beaux !"