L'oubli est un gigantesque océan sur lequel navigue un seul navire, qui est la mémoire. Pour l'immense majorité des hommes, ce navire se réduit à un rafiot misérable qui prend l'eau à la moindre occasion, et dont le capitaine, personnage sans scrupules, ne songe qu'à faire des économies.
- Ce sont les lecteurs-grenouilles. Ils forment l'immense majorité des lecteurs humains, et pourtant je n'ai découvert leur existence que très tard. Je suis d'une telle naïveté. Je pensais que tout le monde lisait comme moi ; moi, je lis comme je mange : ça ne signifie pas seulement que j'en ai besoin, ça signifie surtout que ça entre dans mes composantes et que ça les modifie.
On n'est pas le même selon qu'on a mangé du boudin ou du caviar ; on n'est pas le même non plus selon qu'on vient de lire du Kant (Dieu m'en préserve) ou du Queneau. Enfin, quand je dis "on", je devrais dire "moi et quelques autres", car la plupart des gens émergent de Proust ou de Simenon dans un état identique, sans avoir perdu une miette de ce qu'ils étaient et sans avoir acquis une miette supplémentaire. Ils ont lu, c'est tout : dans le meilleur des cas, ils savent "ce dont il s'agit". Ne croyez pas que je brode. Combien de fois ai-je demandé, à des personnes intelligentes "Ce livre vous a-t-il changé ?" Et on me regardait, les yeux ronds, l'air de dire : "Pourquoi voulez-vous qu'il me change ?"
- Alors, pourquoi répugnez-vous à parler de vos romans ?
- Parce que parler d'un roman n'a aucun sens.
- Il est pourtant passionnant d'entendre un écrivain parler de sa création, dire comment, pourquoi et contre quoi il écrit.
- Si un écrivain parvient à être passionnant à ce sujet, alors il n'y a que deux possibilités : soit il répète tout haut ce qu'il a écrit dans son livre, et c'est un perroquet; soit il explique des choses intéressantes dont il n'a pas parlé dans son livre, auquel cas ledit livre est raté puisqu'il ne se suffit pas.
Et alors? N'y a-t-il pas lieu de se réjouir qu'il y ait autant de lectures qu'il y a de lecteurs?
La plupart des gens ne lisent pas..."Au fond, les gens ne lisent pas ; ou, s'ils lisent, ils ne comprennent pas ; ou, s'ils comprennent, ils oublient." (71)
Il suffit d'avoir fait une chose une seule fois - mais en profondeur - pour ne cesser de la refaire tout au long de sa vie.
[...] le monde grouille d'assassins, c'est-à-dire de personnes qui se permettent d'oublier ceux qu'ils ont prétendu aimer. [...] L'oubli est un gigantesque océan sur lequel navigue un seul navire, qui est la mémoire.
Dans l'immense majorité des cas, quand les humains sont gentils, c'est pour qu'on leur fiche la paix.
L'écriture commence là où s'arrête la parole.
Regardez autour de vous et regardez vous-même : le monde grouille d'assassins, c'est-à-dire de personnes qui se permettent d'oublier ceux qu'ils ont prétendu aimer.