La nostalgie heureuse

"Tant de gens me demandent de raconter. J'essaie de répondre et ce que je dis donne faux. Comment pourrait-il en être autrement? Je me cogne au mur de l'indicible. Je ne sais s'il faut le racler pour en gagner une infime parcelle ou s'il vaut mieux carrément y creuser une galerie.
Au bout du compte, j'opte pour cette dernière solution. Comme je suis dans une impasse émotionnelle, je décide de partir en voyage."

Il y a une heure, je pensais que les retrouvailles, ce devrait être interdit. A présent, je pense que les séparations devraient l'être également. Je suis en train de transgresser ces deux tabous concomitants à une heure d'intervalle. Ma seule excuse, c'est que j'en ignorais l'essence tragique.

Normalement, j'aime la faim. C'est une sensation euphorisante qui présage de grandes hypothèses de plaisir. L'affamé perçoit plus fort et mieux, il est suprêmement vivant et ne se pose jamais la stupide question de l'à quoi bon.

ce mot « maintenant » donne le vertige, il me plaît plus en japonais, ima, c’est plus court, on perd moins de temps à signaler que c’est pile en train de se produire.

J'imagine que je dois bénir la notion de civilisation, qui a contaminé de politesse les moindres aspects de nos engagements, sinon j'aurais sans doute posé des lapins au monde entier.

J'ai connu tant d'adieux que j'en ai le coeur démoli.

Je côtoie ces géants avec d'autant plus d'extase qu'ils m'ignorent. Ils répondent à mon amour par l'indifférence bienveillante des chefs-d’œuvre.

Arrive une femme avec un album rempli de photos de classes datant du néolithique. Nous examinons celles datant de 1970-1971. J’ai l’impression de chercher un caillou dans un jardin Zen quand soudain je reconnais une petite fille boudeuse dans un rang d’enfants sages. Je m’écrie :
―Watashi desu !
« C’est moi ! Jamais de ma vie je n’ai prononcé ces mots avec tant d’intensité. Le terme de reconnaissance coïncide avec son autre signification, la gratitude. Voir cette photo me sauve. Je ne savais pas que j’avais tant besoin de cette preuve. Au fil du temps, je m’étais laissé envahir par un sentiment d’irréalité que j’en étais arrivée à croire avoir inventé mon passé nippon.

― Tu m’as appris, il y a vingt ans, un adjectif utile, déclare Rinri avec sérieux et concentration.
― Ah ?
― Indicible. Aujourd’hui est indicible.
Je me souviens. Il le prononce à peine mieux qu’il y a vingt ans. C’est qu’il est ému, lui aussi.
Nous nous étreignons avec une intensité brève.
Je cours me réfugier dans le taxi. Sauvé, je respire. Rinri avait raison comme toujours. C’était indicible.

- Jure-toi, Amélie, que tu n'auras plus jamais de chagrin ni même de mélancolie (...) Le maximun que je t'autorise, désormais, c'est la nostalgie heureuse.