Pour quelqu’un qui avait des idées très arrêtées sur le rôle que les femmes devaient jouer dans le monde, le Dard semblait avoir une préférence presque suicidaire pour des compagnes farouchement indépendantes. D’emblée, elles étaient mises à rude épreuve : il les emmenait dans des manifestations sportives, à Whitechapel ou au stade de Wembley, par exemple, où la foule et le bruit empêchaient toute conversation. Les tiercés devaient suffire à les distraire. Pour le Dard, il n’existait d’ailleurs aucun autre lieu public digne d’intérêt. Il n’avait jamais mis les pieds dans un théâtre. L’idée de regarder des gens faire semblant d’exister ou débiter sur scène un dialogue écrit d’avance lui inspirait une vive méfiance.
Dans certains secteurs de la ville, on ne voyait personne, sauf quelques enfants qui marchaient, solitaires, aussi apathiques que de petits fantômes. C’était une époque marquée par les spectres de la guerre, les immeubles gris sans éclairage, même la nuit, leurs fenêtres fracassées toujours recouvertes de l’étoffe noire qui remplaçait les vitres d’autrefois. La ville semblait encore meurtrie, peu sûre d’elle-même. On pouvait y circuler en pleine anarchie.
Le jeune Picasso, me dit-on, ne peignait qu’à la bougie afin d’accueillir le mouvement transformateur des ombres. Enfant, je m’asseyais à mon pupitre pour dessiner des cartes détaillées qui irradiaient jusqu’aux confins du monde. Tous les enfants le font.
Les guerres ne sont pas glorieuses.
Nous avons donc commencé une nouvelle existence. Je n’y croyais pas tout à fait, à l’époque. Et je me demande encore si la période qui a suivi a défiguré ma vie ou lui a insufflé une énergie nouvelle. Je serais privé du cadre structurant des habitudes familiales. D’où l’indécision qui m’habiterait plus tard, comme si j’avais trop rapidement épuisé mes réserves de liberté. Quoi qu’il en soit, j’ai atteint un âge où je peux parler de tout cela, parler d’avoir grandi protégé par des bras inconnus. C’est comme si j’éclaircissais une fable au sujet de nos parents, de Rachel et de moi, sans oublier le Papillon de nuit et les autres qui se sont greffés à nous par la suite. Les histoires de ce genre ont leurs traditions et leurs tropes, me dis-je. Quelqu’un est soumis à une épreuve. Personne ne sait qui possède la vérité. Les gens ne sont pas ceux que nous pensons, ne se trouvent pas là où nous pensons.
Est-ce Felon qui la choisit ou est-ce le destin que Rose a toujours souhaité ? Devenons-nous nécessairement la personne que nous étions censé être à l’origine ? peut-être n’est-ce pas Marsh Felon, en fin de compte, qui a tracé cette vie pour elle. Peut-être a-t-elle toujours désiré cette vie, ce voyage qu’elle était certaine d’entreprendre un jour.
Quand on grandit dans l’incertitude, on ne s’embarrasse pas des gens plus d’une journée, voire plus d’une heure. On ne se préoccupe pas de savoir ce qu’il convient ou conviendrait de se rappeler à leur sujet. On ne peut compter que sur soi-même. Je mis donc longtemps à apprivoiser le passé et à reconstruire des repères qui me permettent de l’interpréter.