Certes, il s’agissait là de légitime défense. On lui avait tiré dessus, on allait abuser d’elle, on allait brûler son bien, détruire son havre. De quoi disjoncter, autoriser le cœur à s’égarer dans la violence. Jusqu’à tuer ? Il aurait pu les chasser, les tabasser, leur faire peur. Sarah n’était pas dupe. Les bêtes seraient revenues. Pour se venger, encore et encore, dans un déjà-vu incessant. Elles seraient revenues pour elle, pour assouvir leurs bas instincts. Cette fois, elle avait eu de la chance.
Ce bonheur de vivre enfin, elle devait le quitter pour rejoindre le monde civilisé, la ville et le bruit. Elle appréhendait son retour. Elle redoutait les questions qui lui seraient posées. Où était-elle ? Que s’était-il passé ? Comment avait-elle survécu à l’accident, à l’hiver ? Qui l’avait aidée ? Sarah savait ce qu’elle répondrait. Rien. Elle ne dirait rien. Elle ne trahirait jamais l’homme qu’elle aimait. Sa réponse suivrait le chemin du silence.
Elle était belle, cette fille. Et jeune. Ses traits étaient fins. Mais quelque chose de sombre émanait de ce corps. Une tristesse diffuse, une force funeste, comme une aura de malheur. L’homme vérifia le pansement sur le bras, puis les quelques points de suture de la blessure au cou qu’il avait laissée au bienfait de l’air. Il releva la douillette. Il avait enlevé son pantalon, le sexe de la jeune femme se livrait. Presque gêné, l’homme examina la hanche. Elle portait un immense hématome qui créait une impressionnante bosse sur le côté de la fesse. Son volume ne changeait pas, mais s’irisait déjà de bleu, de mauve et d’orange. Il n’était pas médecin, mais il suspectait une fracture. On le saurait plus tard.
Vincent est un homme bon. Je pense que vous devez le savoir. Lors de notre dernière rencontre avant mon retour à la ville, il m’a remis une enveloppe. Elle contient un document dans lequel il raconte toute son aventure. Il narre sa version de ce qui, selon lui, s’est réellement passé en ce soir où il aurait agressé cette femme, Pascale Lacoursière. Il décrit ses premiers mois en prison. Il raconte ses démêlés avec les prisonniers, la mort des membres de sa famille et les circonstances de sa blessure au larynx. Il relate enfin son intrusion chez le couple alors formé de son ancien collègue, Jacques Pouliot, et de Pascale Lacoursière, sa supposée victime, ce couple qu’il estime responsable de ses malheurs.
Elle sentait qu’il portait un lourd secret, un secret qu’il préférait taire. Pourtant, elle croyait avoir mérité sa confiance. De son côté, il semblait se plaire dans leur vie commune. Or, il s’obstinait à cadenasser le livre de son existence, à s’infliger une réserve désolante, suspecte, une méfiance que Sarah jugeait injuste, abusive, elle qui lui était si reconnaissante. De jour en jour, son cœur s’apaisa, s’apprivoisa. Et ce qui devait arriver arriva. Elle s’éprit de lui. Une affection due à sa présence, aux attentions qu’il lui portait, son sens subtil de l’humour, jusqu’à son odeur animale après l’entraînement.