Je suis le même et je suis différent à chaque instant. Je suis tous ceux-là et je ne suis personne, parce que je ne suis qu'un pion, un tout petit pion, dans le combat pour un rêve. Un individu et un nom ne sont rien... Tu sais, dès que je suis entré à la Tcheka, on m'a appris quelque chose de très important : l'homme est interchangeable, remplaçable. L'individu n'est pas un élément unique, c'est un concept qui s'agglutine pour former la masse, qui, elle, est réelle. Mais l'homme en tant qu'individu n'est pas sacré, et donc pas indispensable.
Le premier câble envoyé par Liova était concis et accablant : Zinoushka s'était suicidée dans son appartement de Berlin et on ignorait où était Sieva. Le télégramme à la main, Trotsky s'enferma dans sa chambre. L' impossibilité d'être au cœur des événements était aussi déchirante que ce qui était arrivé et il ne supportait pas de voir ou d'entendre qui que ce fût. Même s'il s'attendait à un dénouement de ce genre et si dernièrement, ses mauvais pressentiments le ramenaient constamment à la jeune femme, le plus blessant fut la culpabilité qui l'assaillit. Il savait parfaitement que la vie terrible de Zinoushka et maintenant sa mort, à 30 ans à peine, étaient le fruit de la passion de son père pour la politique, de son obstination à vouloir jouer un rôle de premier plan dans le sauvetage des masses, tandis qu'il jetait au feu le destin de ses êtres les plus proches, sacrifié sur l'autel de la vengeance d'une révolution pervertie.
La haine est une des maladies les plus difficiles à guérir .
"...parmi les rares choses qui ne font qu'augmenter si on les partage, il y a la douleur et la misère."
Lui, Ramon Mercader, avait été de ceux que les rivières souterraines de ce combat titanesque avaient entraînés, et il était inutile de fuir ses responsabilités, ni d'essayer de rejeter les fautes commises en arguant des mensonges et des manipulations : il incarnait l'un de ces fruits pourris que l'on trouve même au sein des plus belles récoltes et s'il était vrai que d'autres lui avaient ouverts les portes, il avait franchi, avec joie, le seuil de l'enfer, convaincu que l'existence de la demeure des ténèbres conditionnait le monde de la lumière.
p228 Le mensonge le plus grossier, dit et répété maintes fois sans que personne ne le démente, finit par se transformer en vérité.
Il quitta définitivement l'enfance, convaincu que sa mère avait raison : si on voulait se sentir véritablement libre, on devait faire quelque chose pour changer ce monde de merde où la dignité des individus était piétinée. p.58
Le fait d'être l'unique dépositaire d'un récit capable à lui seul de tarir la source de tant de rêves me poussait à évacuer l'horreur qu'on m'avait inoculée...p.362
Mais, si on admettait qu'un chien était épris de quelqu'un, il fallait admettre que le moustique quand il piquait, était conscient d'être cruel, ou que la marche des crabes était délibérément rétrograde... Bien qu'il ne fût pas convaincu, Lev Davidovitch aima l'image surréaliste du crabe consciemment rétrograde.
...Tout cela, concluait Smirnov, se déroulait sous une politique de terreur qui avait aussi bien fait taire le simple ouvrier que l'éminent scientifique, une terreur transformée non plus en obéissance apeurée mais en découragement de ce peuple qui avait été l'artisan de la transformation sociale la plus spectaculaire de l'histoire de l'humanité.