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Critique de Isidoreinthedark


Paru en 1990, « L'étage des morts » est un roman noir, très noir, comme tous les romans de son auteur, Hugues Pagan, ancien flic au style aussi soigné qu'inimitable. le célèbre éditeur Bernard de Fallois écrivait : « La supériorité de Proust sur la plupart de ceux qui le précèdent vient de ce que ceux-ci, écrivant plusieurs livres, font toujours le même sans le savoir, alors que Proust lui, le sachant n'en a jamais écrit qu'un ». S'il n'est évidemment pas question de comparer Pagan à Proust, force est de constater que Pagan écrit lui-aussi toujours le même livre, et qu'il en est probablement tout à fait conscient.

« Le carré des indigents », dernier-né de la série consacrée à l'inspecteur Schneider a rappelé à ceux qui auraient pu l'oublier, les qualités de l'auteur : la finesse du style, le réalisme saisissant de l'intrigue, un amour indéfectible pour le jazz et enfin cette faculté rare de restituer le contexte social dans lequel évolue son héros, qui évoque les grands auteurs américains du roman noir, James Ellroy, Lawrence Block, ou même Ross McDonald.

A l'instar de « Dernière station avant l'autoroute », probablement le chef d'oeuvre de l'auteur, « L'étage des morts » a pour héros un chef de groupe dont l'équipe travaille de nuit, qui n'est jamais nommé et ressemble étrangement à Schneider. Comme le héros récurrent de Pagan, il a perdu très jeune ses illusions lors de sa participation à la guerre d'Algérie, fume des Camel sans filtre à la chaîne, écoute du blues des années quarante comme d'aucuns écoutent des chants grégoriens, boit des litres de café, ne dit jamais non à godet de bourbon, et porte un regard désenchanté sur ses contemporains.

Au fond, cet inspecteur qui voyage seul au bout de la nuit, évoque un Claude Schneider usé par les années, les crimes atroces jamais résolus, la corruption omniprésente : un baltringue qui n'a plus rien à perdre parce qu'il a déjà tout perdu, un homme encore en vie même s'il est déjà mort.

« L'argent avait la couleur de nos rêves. Je suis resté un bon moment à regarder les façades et les toits et le ciel laiteux qui n'avait rien à m'apprendre. J'avais glissé mon colt dans ma ceinture, dans le dos. Moi non plus, je n'étais pas innocent - personne n'est innocent. Seulement moi, je n'avais plus de rêves. C'est à cela qu'on reconnaît les morts ».

L'intrigue dessinée par Pagan se déroule à Paris, à la fin des années quatre-vingts, un temps où le Sida rodait dans la nuit, où les voyous paradaient en BMW et où le fric déjà était roi. Un temps à la fois proche et lointain, sans internet, ni téléphones portables, où le héros croise dans l'aube grisâtre d'un troquet parisien une vieille qui « s'arquebuse au petit blanc dès huit heures ».

L'auteur prend le temps de poser le décor. Et le décor c'est la nuit parisienne, ses putes, ses camés, ses petits branleurs qui font la course sur le périph dans leurs caisses trafiquées, ses braqueurs à la petite semaine qui se font parfois arraisonner par un commerçant de mauvais poil. C'est dans ces dédales interlopes qu'il connaît trop bien, que dérive un flic trop maigre et trop intègre, à qui l'on a tout pris. Notre homme n'est pas hanté par les quelques biens que les huissiers ont emportés, lui laissant seulement sa guitare, son ampli à lampe ainsi qu'une imposante collection de vinyles de blues. Non, il est hanté par la perte de celle qu'il a cru aimer pour de vrai, la plantureuse Calhoune, qui a pris du galon et épousé un homme fortuné. Il noie son chagrin dans le Jack Daniels et dans les bras de sa voisine, la belle Farida, prostituée de son métier.

Notre homme est sur la corde raide, à grand renfort d'innombrables cigarettes et de litres de café, il fait son boulot de flic, et plutôt pas trop mal. Et pourtant. Il n'est pas dupe. Il marche sur un fil. « La femme sans tête », une jeune prostituée qui perd sa tête, sectionnée par la bordure du périphérique suite à une course qui tourne à l'accident sera sans doute le drame de trop. S'en suivra une prise d'otage qui manque de finir en carnage, où la violence mêlant courage et folie dont il fait preuve, achève de mettre sa carrière sur la sellette.

L'essentiel se joue ailleurs. Chez les puissants qui tirent les ficelles. le chef de groupe désabusé ne le sait que trop bien. Il se débat avec l'écume du mal, un mal qui vient de profondeurs que même lui ne soupçonne pas. La mise change de dimension lorsque son ami de jeunesse, Franck, avec qui il fait l'Algérie, devenu flic lui-aussi, vient lui proposer de participer à un gros coup, un très gros coup, évidemment illégal.

« L'étage des morts » est un voyage au coeur des ténèbres, un voyage au bout de la nuit aussi, un cauchemar éveillé dans lequel se débat un homme qui a honte de la légion d'honneur qu'on lui a remise pour ses faits d'armes dans une sale guerre qui l'a abîmé à tout jamais. Hugues Pagan nous y dessine avec une improbable délicatesse une nuit parisienne qui ressemble à un tableau que n'aurait pas renié Jérôme Bosch, qui tel un écrin serti de billets verts, sera le décor d'une intrigue qui fera tomber les masques.

« L'étage des morts » a l'amertume du mauvais café, de la cigarette de trop, de ces petits matins blanchâtres et incertains. Il a surtout ce goût métallique et froid de la lente dérive d'un homme qui pense avoir tout perdu et découvre avec effarement que le pire est sans doute à venir.
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