« Une mineure peut accoucher de manière anonyme (anciennement dit « accouchement sous X ») art.326 du code de l’action sociale et des familles.
Elle est revenue à elle, je m'approche, elle m'entend, j'imagine qu'elle a ouvert les yeux, je pose ma main sur son épaule, elle ne réagit pas, je ne dis rien, je veux juste qu'elle sache que je ne suis pas partie, elle se dégage brusquement, la sensation de ma main lui est insupportable, je suis ce qu'elle refuse, ce qui n'existe pas, je suis ce bébé qu'elle n'a pas mis au monde,elle me hait, ça frémit sous le drap, elle pourrait, elle en rêve, m'étrangler ou m'arracher les yeux, elle pourrait, il faut bien qu'elle se défende, ça l'étouffe, ça l'écrase, ça l'empêche d'être en vie, elle s'agite dans son lit, se tourne de l'autre côté, le drap ne suffit plus à cacher ce qu'elle sent, il faut qu'elle me tourne le dos, encore un peu de temps, me dit-elle en silence, encore un peu pour elle, il faut qu'elle se rassemble, son souffle est régulier, elle ne pleure plus, quelque chose à changé, je le vois malgré le drap qui la cache, ce n'est plus le même corps, je m'assois au bord de son lit, elle l'accepte, je lui dis :
- C'est normal, tu sais, tout ce à quoi tu penses, toute cette colère et cette violence, puisque tu ne savais pas, c'est monstrueux, cette chose que tu n'as pas voulue, comment faire avec ça ?
Je suis plutôt du genre discret et arrangeant, détestant faire des vagues, paisible comme une vache. Peut-être parce-que deux ans d'avance sur les autres, ça fait aussi vingt centimètres en moins.
Rien ne reste aujourd'hui de l'innocence qu'on abordait ce matin là. Comme si nous avions brusquement arraché nos masques d'enfants sages, ce n'était plus un jeu, la vie en vrai nous a sauté au visage, on est devenue grands, capables de faire des choix, des bons et des mauvais, d'être courageux, lâches, lucides ou hypocrites, insolents ou soumis, des hommes honnêtes ou des monstres.
Ou tout ça à la fois...
Pendant quelques instants, la seule chose qui a compté, alors que j'étais assis par terre dans ces toilettes, les mains pleines de sang, c'est de sentir que cet enfant vivait.
Une émotion si brute, douloureuse et si lourde, ça monte crescendo, pas à pas, et puis ça se déchire dans un chaos sonore, pas tout de suite, pas encore, ça menace, ça tourmente et puis ça disparaît, la mélodie revient, comme un souvenir, légère , insouciante, et pourtant nostalgique, déjà perdue, elle s'enfuit, s'estompe,et la violence reprend, explosive...
Je suis seule dans cette chambre où tu n'es pas. Seule dans mon corps, seule dans ma tête et pourtant nous sommes deux.
La douleur s'est finalement estompée, elle est partie doucement comme elle était venue, par vagues.
Je te confie à d'autres qui vont savoir t'aimer, qui vont te voir grandir. Je te souhaite, mon cher ange, la plus belle vie du monde. Louise
Pour calmer ma conscience, je ne cesse de me répéter qu'un autre que moi n'aurait pas fait mieux. Mais ma conscience est tenace et m'empêche de dormir. Les questions tournent et cognent et ne trouvent pas de réponses.