Citations sur L'odeur de l'Inde (42)
Chaque fois qu’en Inde on laisse une personne, on a l’impression d’abandonner un moribond qui va se noyer au milieu des épaves d’un naufrage.
On aurait dit le visage de saint Sébastien : incliné un peu sur une épaule, les lèvres gonflées et presque blanches, les yeux comme enduits de larmes sèches et une paupière étirée et rouge. Il marchait sur l'accotement d'une route bordée d'arbres, dans la banlieue de Gwalior et, s'étant rendu compte que je l'avais pendant un instant observé, il nous suivait maintenant avec un sourire douloureux. p 79
La vie, en Inde, a toutes les caractéristiques de l'insupportable : on ne sait pas comment on fait pour résister, en mangeant une poignée de riz sale, en buvant une eau immonde, sous la menace continuelle du choléra, du typhus, de la variole, et même de la peste, en dormant par terre, ou dans des habitations atroces. Tous les réveils, le matin, doivent être des cauchemars. Et pourtant, les Indiens se lèvent, avec le soleil, résignés, et, avec résignation, ils se trouvent une occupation : c'est une errance, à vide, durant tout le jour, un peu comme on en voit à Naples, mais ici, avec des effets incomparablement plus misérables. Il est vrai que les indiens ne sont jamais joyeux : ils sourient souvent, c'est vrai, mais ce sont des sourires de douceur, non de gaieté.
Je ne cache pas mon attirance pour ces cités mortes et intactes, c'est-à-dire pour les architectures pures. J'en rêve souvent.
La tradition des castes est un cancer qui s'est étendue et enracinée dans tous les tissus de l'Inde. Nehru a assez de prestige pour pouvoir l'extirper par la force: à moins que lui aussi ne se souvienne un peu trop qu'il est brahmane.
J'avais envie de rester seul, parce que ce n'est que seul, égaré, muet, à pied, que je parviens à reconnaître les choses.
De cette foule énorme, vêtue pratiquement de serviettes, émanait un sens de misère, d'indigence indicible : ils semblaient tous rescapés d'un tremblement de terre, et heureux d'en avoir réchappé, se contentant de quelques guenilles avec lesquelles ils auraient fui de leurs pitoyables lits détruits, de leurs masures minuscules.
Une heure de voiture, le long d'une périphérie sans limites, composée entièrement de petits baraquements, de boutiques entassées, d'ombres de banians sur des maisonnettes indiennes aux arêtes émoussées et vermoulues comme de vieux meubles, suintantes de lumière, carrefours encombrés de passants aux pieds nus, habillés comme dans la Bible, tramways rouge et jaune à galerie ; petits immeubles modernes, immédiatement vieillis par l'humidité des tropiques, au milieu de jardins fangeux et de bâtisses de bois, bleu clair, vert d'eau ou simplement attaqués par le climat humide ou le soleil, avec des allées et venues continuelles et un océan de lumière, comme si partout, dans cette ville de six millions d'habitants, on célébrait une fête ; et puis le centre, sinistre et neuf, la Malabar Hill, avec ses petits immeubles résidentiels, dignes du quartier des Parioli, entre les vieux bungalows et le quai interminable, avec une série de cercles de lumière qui s'infiltrait à perte de vue dans l'eau...
(P. 17)
Je les laisse, ému comme un imbécile. Quelque chose a déjà commencé.
Ainsi, réconfortés par la tiédeur, nous regardons à la dérobée, de plus près, ces pauvres morts qui se consument sans ennuyer personne. Jamais, en aucun lieu, à aucun moment, dans aucun acte, durant tout notre séjour indien, nous n'avons éprouvé un aussi profond sentiment de communion, de tranquillité, et, presque, de joie.