Ils se sont rencontrés au milieu de l'Atlantique, en dansant le tango dans le salon d'un paquebot de luxe, destination Buenos Aires. Elle, richissime épouse d'un richissime compositeur, lui, danseur professionnel, gigolo, cambrioleur et escroc sans scrupules, vivant de son charme et de la naïveté des femmes fortunées. Elle aurait dû être la proie et lui le prédateur mais les choses entre eux deux seront bien plus complexes - un pas de deux brillant, dangereux, passionné, ambigu, entamé sous le regard complice d'un époux que la jalousie n'étouffe guère.
Un pas de deux en trois mouvements. le premier se termine en 1928 dans les bas-fonds de la capitale argentine, au terme d'une folle nuit dont Armando de Troeye tirera son chef d'oeuvre,
le Tango de la Vieille Garde, hommage à une danse originelle qui ne se danse déjà presque plus. le dernier s'esquisse presque quarante ans plus tard, lors d'un tournoi d'échecs en Italie où les deux amants se retrouvent par hasard, déjà vieux, égarés dans un temps qui ne leur ressemble plus. Entre ces deux rencontres, à la veille de la Seconde Guerre Mondiale, une mission d'espionnage bancale aux conséquences imprévisibles.
Entrelaçant les époques en écho les unes des autres,
Pérez-Reverte tisse son histoire avec un art consommé du suspense et un sens très romanesque du destin. Par ses incursions vers l'aventure (jeux dangereux, cambriole et espionnage), par la puissance de ces deux personnages que tout attire et tout oppose, qui s'offrent en se dissimulant, qui ne cessent de se manipuler chacun à sa manière, l'histoire d'amour frôle le thriller psychologique et est aussi puissante que passionnante. Libre, forte, sensuelle, superbement amorale et d'une classe exquise, sachant cacher ses troubles sous des atours impérieux, Mecha est une femme comme on aimerait en croiser plus souvent. Charmeur, vénal, malhonnête et se fichant pas mal des sentiments des femmes qu'il utilise, Max est au fond moins mauvais garçon que sa carrière ne le laisserait entendre, un garçon né dans la misère, résolu à utiliser toutes les armes que la chance lui a offertes pour forcer sa place dans le monde brillant, sans coeur, qui l'écrasait autrefois. Pas de pitié en lui pour les riches, mais pas de méchanceté, pas de hargne, pas même de véritable amertume - et c'est sans doute ce qui lui permet de se couler si bien dans le moule doré qu'il s'est forgé.
La dimension sociale qui sous-tend (qui permet et qui gâche) les rapports de ces deux-là, est un des éléments les plus intéressants de l'histoire, d'autant plus habile et efficace qu'aucun engagement ne s'y attache. Ni, ostensiblement, de la part de l'auteur, ni de la part des personnages eux-mêmes, qui se contentent de vivre une réalité sur laquelle ils ne prétendent exercer aucune influence.
Une réalité, hélas, sur le point de disparaître. le monde des casinos et des paquebots de luxe, des tangos, des robes de soie et des colliers de perles, le monde de l'élégance racée et du détail parfait, monde futile, égoïste, fascinant, auquel ils appartiennent tous deux jusqu'à la moelle et que la guerre va balayer. Aussi intéressante soit-elle, l'histoire d'amour n'est au fond que le symbole le plus fort de ce temps perdu dont la nostalgie s'impose, dévorante, jusqu'aux dernières pages. Née sous l'étoile d'une danse tombée dans l'oubli, ce vieux tango des bouges de Buenos Aires, elle est la jeunesse, la passion, la vigueur qu'on découvre un jour derrière soi, déjà lointaine, en surprenant dans un miroir ce visage qui ne nous ressemble plus.
Un roman superbe, mélancolique, riche et captivant, parmi les plus réussis de cet auteur qui m'a déçue parfois mais que j'aime tant, toujours, pour son habileté à mêler la nuance au suspense, la tristesse à la vigueur et la force du réel aux puissances de l'imagination.
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