On n’est pas dans un roman policier ou dans un jeu vidéo,
où des corps déchiquetés giclent à toutes les pages. On est
dans la vraie vie, celle de tous les jours. Et j’ai tué quelqu’un.
Il est mort à cause de moi.
Pour de vrai.
On fait comment, pour porter un tel poids ? On fait
comment, pour empêcher le cerveau de revoir toujours la
même scène, d’entendre le même hurlement de terreur, suivi
d’un immense silence ? On fait comment, pour arrêter le
temps et lui demander juste un petit retour en arrière ? Deux
jours, deux minuscules petites journées, c’est négligeable à
l’échelle de l’univers.
À la mienne, c’est renversant.
Au sens propre.
Tout ça parce que, comme d’hab, je me suis cru le meilleur.
Il a eu confiance en moi, il a eu tort, il est mort. Game over.
Enfin non, pas game over. Elle est loin d’être terminée,
l’histoire. Elle ne fait que commencer. Avec le cri d’Antoine
en fond sonore. Et juste avant, ses yeux pétillants qui se
fixent sur moi. Sa fatigue, sa joie de vivre et sa respiration.
Tout ce qui n’existe plus.
Au début, je rôdais autour de ce cahier sans oser l’ouvrir. Du bout
des yeux, je regardais les papiers qui dépassaient, tickets de train ou
factures, petits souvenirs épars. Tout ce temps, j’ai résisté à l’ouvrir et à
lire le contenu.
Et puis un jour, il m’a autorisée à lire. Dix ans pile après, quand
on s’est revus. Le 12 août à 19h49, on était là tous les deux, à la fois
anxieux et heureux de se retrouver. C’est là que je lui ai demandé s’il
voulait récupérer son cahier.
—
Tu en fais ce que tu veux, m’a-t-il dit. Pour moi, c’est de l’histoire
ancienne.
J’ai rangé le journal dans mon sac et l’ai remercié d’un regard. Il
n’avait pas changé. Le teint plus mat peut-être, la bouche plus fine.
Mais toujours le cœur débordant.
Alors voilà, il m’a finalement autorisée à montrer ces lignes, vestige
d’un drame ancien. Je n’ai rien corrigé
; les bribes vous sont fournies
dans toute leur rugosité.
Avec un peu de chance, ces fragments de vie vous parleront, ils vous
aideront à grandir, si un truc approchant vous arrive. Ou pas.
Tout ça, c’était il y a longtemps, mais une partie de son cœur (et du
mien) est restée accrochée à ce qui était la vie, avant.
Avant le sommet.
Avant Antoine.
Avant nous.
Avant de recommencer une nouvelle vie.
Avant de forcer les nuages à se disperser.
Il a eu confiance en moi, il a eu tort, il est mort.
On n’est pas dans un roman policier ou dans un jeu video, où des corps déchiquetés giclent à toutes les pages. On est dans la vraie vie, celle de tous les jours. Et j’ai tué quelqu’un. […] On fait comment pour porter un tel poids ?