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Critique de belcantoeu


En portugais, Pessoa signifie personne, du latin persona, «masque» à travers (per) lequel sonne (sona) la voix du «personnage». Et ces personnages, chez lui sont multiples. L'existence de ses 72 hétéronymes (voir mes autres critiques sur Pessoa et ses hétéronymes) n'empêche cependant pas Fernando Pessoa d'écrire aussi sous son vrai nom des poèmes tantôt néo-classiques, tantôt ésotériques et mystiques, où il se montre cynique, sarcastique, parfois infantile, et en tous cas moins audacieux que son hétéronyme Álvaro de Campos. Il n'écrit sous son nom que des vers courts, et pas de prose.
Derrière tous ces hétéronymes où il cache son besoin de «tout être», qui est-il ? Une petite partie de la réponse – mais ce n'est qu'une pièce du puzzle - nous est livrée dans des textes non littéraires, à savoir sa correspondance, notamment sa correspondance avec Ophelia Soares Queiroz qu'on appelle parfois sa «fiancée», et qui est la seule femme qu'il ait approchée dans sa vie. C'est une amitié secrète, chaste et puérile, ridicule et sublime, scindée en deux épisodes (mars-novembre 1920 et fin 1929-fin 1930). Ophelia est employée dans l'une des maisons de commerce pour lesquelles il gagne sa vie comme traducteur. Elle a 19 ans quand il la rencontre et il en a 31, douze ans de différence, de quoi tempérer sa crainte des femmes dominatrices. Il ne s'adresse pas à elle comme à une femme mais comme à un enfant:
«Mon bébé, mon petit ange, mon amour, vilain petit bébé».
«Ma bouche est toute drôle, tu sais, depuis le temps qu'elle manque de baisers... Mon bébé à prendre sur les genoux ! Mon bébé à mordiller... Je t'ai nommée « petit corps de toutes les tentations». Tu le seras toujours, mais loin de moi... Viens près de ton Nininho. Viens dans les bras de ton Nininho. Pose ta petite bouche sur les lèvres de ton Nininho ».
Pessoa lui écrit 51 lettres dont la publication – incomplète pourtant – a déclenché une polémique à cause de cette sensibilité infantile que certains ont trouvée ridicule dans leur sentimentalisme naïf et émouvant, et ne voulaient pas publier.
Les contacts des «amoureux» sont platoniques et se limitent à ces lettres et à des conversations lors de promenades dans la rue ou en tram, ainsi qu'à quelques baisers sur la bouche, probablement plus chastes et furtifs que vraiment sensuels. Pessoa semble avec elle d'une grande tendresse, mais peut-être le genre de tendresse qu'on a envers un enfant. Difficile à dire. Pessoa fait jurer le secret à Ophélia. Il n'est jamais allé chez elle ni elle chez lui, et elle n'a pas le droit de parler de lui à ses parents. On ne sait pas la raison de ce secret, dû peut-être à un sentiment de culpabilité ou d'angoisse devant la sexualité. Certains poèmes et des lettres à un ami poète semblent vaguement montrer une composante homosexuelle non vécue et refoulée.
Pessoa admirait Shakespeare et connaissait la puissance des mots. Aurait-il pu tomber amoureux d'une autre femme que celle que le destin lui apportait sous le prénom d'Ophélia, prénom porteur de sens et faisant de lui un nouvel Hamlet, porteur de doute? Freud, dans la description de son complexe d'Oedipe, passe sans cesse d'Oedipe à Hamlet. Quand commence l'action de la tragédie de Shakespeare, action décrite d'ailleurs par Ophélia, Hamlet – comme Pessoa – rentre de l'étranger où il a étudié. D'une certaine façon, la mère de Pessoa (veuve) «trahit» aussi en se remariant avec un homme qui supplante le père. Comme Hamlet, Pessoa montre sa peur des femmes, ses doutes, son incapacité à aimer (Hamlet déclare à Ophélie qu'il ne l'aime pas). Comme lui, il semble vivre dans un monde irréel, spectral, fait d'ombres hétéronymiques et de gris.
«Être ou ne pas être» aurait pu être une phrase de Pessoa qui «est» (à travers tant d'hétéronymes) à la fois lui-même et étrangers à lui-même, mais Shakespeare fait aussi dire une phrase digne de Pessoa à Polonius, le père d'Ophélie : «C'est quand on ne sait pas où on va qu'on va le plus loin».
On peut aussi penser à Louis II de Bavière, homosexuel comme Shakespeare, qui se débarrasse de sa fiancée Sophie dont il ne s'autorise que la tendresse d'un frère pour une soeur et qu'il transpose l'appelant Elsa et signant Lohengrin. Pessoa vit un amour «comme si», un amour-idée, une expérience dont il se tire avec ses hétéronymes bien commodes. Il écrit d'abord à Ophélia que son ami (imaginaire) A. A. Crosse, un hétéronyme censé participer à un concours de charade du Times, lui a promis, s'il gagnait, de lui donner de quoi s'acheter des meubles pour se marier. Comme Crosse n'existe pas, il ne prend aucun risque. Quand Pessoa sent Ophélia s'approcher dangereusement, il appelle un autre hétéronyme à la rescousse, Álvaro de Campos, qui arrive au rendez-vous en disant «Ce n'est pas moi, c'est Álvaro de Campos», et c'est encore lui qui est chargé d'écrire à Ophélia la lettre de rupture qui conseille la jeune fille de ne plus penser à Pessoa. Au dire de ses amis, il changeait même de voix et d'allure quand il se présentait comme Álvaro de Campos.
Neuf ans après cette rupture, il y a un bref retour de flammes. Ses lettres montrent beaucoup de tendresse, mais finalement, c'est à nouveau la rupture sous prétexte que: «Ma vie tourne autour de mon oeuvre littéraire... tout le reste n'a qu'un intérêt secondaire».
Quelques poèmes y font écho :
«Personne n'aime autrui, sinon c'est qu'il aime la part de lui qui est dans l'autre, ou qu'il suppose» (Poèmes païens).
«I love my love more than I love thee» (Sonnets, XIII).
Pessoa fut le premier poète étranger à avoir une statue à Bruxelles (Place Flagey). Hormis Camões, c'est l'écrivain portugais le plus important. Une salle d'audience de la Cour de Justice de Luxembourg porte son nom. Il est enterré à Belém (Lisbonne) à côté de Vasco de Gama et de Camões.
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