Les millionnaires de la chance

Émilie et Philippe apprécient les services rendus par la conciergerie de leur carte de crédit Infinite et le personnel ainsi mis à leur disposition de façon permanente. Une naissance à l'autre bout de la France : aucun problème pour faire livrer une layette assortie d'un petit ours en peluche. Un anniversaire aux États-Unis : le cadeau est livré à la fin du déjeuner. Une pièce d'identité a disparu, sans doute tombée dans un autobus : le service met tout en œuvre pour la retrouver. La carte bancaire se charge ainsi de problèmes extérieurs au domaine de la finance dans une sorte de bancarisation totale de la vie.

Cette carte Infinite, qui dépend du réseau Visa, n'est proposée qu'aux clients offrant de sérieuses garanties. Elle concerne environ 100 000 personnes en France. Elle est plus sélective que la carte Premier, délivrée à près de quatre millions d'exemplaires, mais moins que la carte Centurion du réseau American Express, beaucoup plus élitiste. Tenté, Philippe en fit la demande mais il essuya un refus. L'achat de cette carte n'est pas libre, bien que son coût soit tout de même de 2000 € par ans. Pour avoir l'honneur de cotiser, encore faut-il avoir été sélectionné par American Express comme l'un de leur meilleur clients, et être apte à profiter des services proposés : disputer une partie de tennis avec le premier joueur au classement mondial, ou accéder au terrain de golf de Saint Andrews, en Écosse, ou encore assister à l'opéra du Nouvel An à Vienne... Les cartes de crédit se sont ainsi diversifiées en fonction des niveaux de richesse de leurs détenteurs, devenant de véritables cartes de visite.

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Au-delà d'un certain âge, le gain important ne se traduit pas par une réorganisation globale de la vie, les gagnants paraissent plus soucieux d'aménager leur ordinaire que de plonger dans l'extraordinaire.

En devenant riche, sans avoir les attributs qui accompagnent la vieille richesse, le grand gagnant bouscule, lui aussi, l'ordre attendu des rapports sociaux. Avec un gain de plusieurs millions d'euros dû au seul hasard du jeu, l'arbitraire des rapports de domination devient visible. Aussi, dans les beaux quartiers, « le Loto n'est pas un sujet de conversation », nous a dit un riche héritier. Certainement parce qu'on y joue moins qu'ailleurs. Mais également parce que la soudaineté de la fortune met à nu le pouvoir de l'argent que le travail symbolique de la vieille richesse tente d'oblitérer au profit de valeurs culturelles et morales.

La représentation commune des gagnants oscille entre fascination et dénigrement. Les émissions de télévision dont ils sont le sujet font des audiences importantes. Il est courant de les plaindre : tant d'argent va disloquer les familles, le malheur les attend, d'ailleurs l'argent ne fait pas le bonheur. On ne serait pas surpris qu'ils « pètent les plombs. »
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Ce lieu commune est repris dans la presse, autour du thème de l'enfer des riches, notamment avec les jeunes des beaux quartiers, tous accros à la cocaïne et aux soirées folles et capricieuses. Les malheurs sentimentaux qui affligent les familles régnantes, les vedettes du show business ou les étoiles du football alimentent les gazettes avec des photographies de villas tropéziennes, de yachts interminables et de Ferrari rutilantes. Mais c'est pour mieux souligner combien les divorces, les maladies, les accidents viennent remettre à sa place cette opulence, qui, de toute évidence, ne rime pas avec bonheur.

La fortune n'est pas tout et elle peut s'accompagner d'une grande détresse. Décidément, pour reprendre une autre fable, « les raisins sont trop verts. » En sollicitant sa pitié et sa compassion, cette littérature détourne des inégalités l'attention du lecteur populaire et lui donne de bonnes raisons de se satisfaire de son sort. Tout en continuant à jouer au Loto : personne n'est dupe de ces fables qui font du dénuement le meilleur moyen d'atteindre le nirvana. Mais comme la probabilité d'échapper à son destin est faible, autant se dire que les bienheureux sont les pauvres.

Une richesse invisibles est-elle encore une richesse ? N'y a-t-il pas dans le plaisir d'être riche celui d'être différent, d'avoir la satisfaction de faire partie des élus ? Encore pour cela faut-il que l'aisance soit suffisamment manifeste.

Le gagnant n'est pas un héritier. Son expérience de l'argent est liée au travail, aux contraintes horaires que cela suppose, aux rapports hiérarchiques, à la fatigue. L'argent était pour lui, jusqu'à présent, le produit de ses efforts, du temps passé à le gagner. Il va faire avec le gain l'expérience de l'argent qui « travaille » tout seul. Dividendes, intérêts, bonus fidélité, coupons, plus-values de cession : l'argent comme par miracle génère de l'argent. C'est un secret de polichinelle : l'argent autoproduit est le fruit des prélèvements sur la richesse issue du travail. Là est la source des difficultés de certains gagnants, mis en porte à faux par rapport à leurs conceptions du monde. Leur accès à la richesse est aussi une entrée, par la petite porte, dans le monde des rentiers. Celui des possesseurs d'un patrimoine de rapport qui procure une rente pour laquelle l'essentiel des efforts consiste à savoir se faire conseiller efficacement, car le monde de la finance est une jungle peu sécurisée.

Le travail, c'est du lien social, une place et un rôle dans la société, une identité.

L'importance des montants atteints par certains tirages et leurs très faibles probabilités font du Loto le rêve des rêves.