Je me contente de décrire les hommes et les femmes tels qu'ils sont. C'est la société qui les fait ainsi, pas ma plume. Un journaliste, lui, y ajoute ses préjugés. Il jauge les êtres à l'aune de ce qu'il aimerait être lui-même. Il lui faut moraliser pour habiller sa prose de vertu. Trop de journalistes se lassent de leur métier. Plus ils avancent en âge, plus ils tournent à l'aigre. La contemplation quotidienne des petites crapuleries de chacun les pousse au scepticisme, à l'ennui. Ils ne croient pas à la rédemption de l'homme. Pour eux, la nature humaine est soit immuable soit condamnée à n'évoluer qu'en mal.
Manquer de confiance en soi est l'un des supplices les plus raffinés que peut imposer le Créateur.
Huit heures sonnaient, en ce 3 octobre 1884. Le jour se levait tout juste. La grille de l'usine à peine franchie, Victor se retrouva épouvantablement seul. Les derniers ouvriers se hâtaient de gagner les usines qui ne fonctionnaient pas en service de nuit, les premiers commerçants levaient leurs rideaux de fer. En quelques minutes, les rues se vidèrent. Une nouvelle journée commençait, et chacun y trouvait sa place. Chacun, sauf Victor qui cheminait lentement, sans but. Il entrevit à cet instant le nouveau rôle qui allait être le sien : celui de spectateur. De lui-même, des autres. Il n'en voulait pas.
Depuis l'enfance, il avait appris à se regarder passer, comme du haut d'un balcon. Il ne jugeait jamais, balançait souvent entre une opinion et son antithèse, se mettait facilement à la place de son contradicteur, estimait qu'il y avait du vrai partout et qu'au fond, rien n'avait d'importance.