Citations sur Intouchable (52)
Nous nous sommes retrouvés seuls tous les deux, Michel grossi, Michel et ses soucis d’argent, toujours plus terne et bourru, aigri par ce quotidien qui tournait au vinaigre. Nous deux, on aurait dit des voyageurs d’un long train qui se sont oubliés en cours de route, n’ont ni vécu ni ressenti les mêmes choses et se redécouvrent avec surprise sur le quai à l’arrivée, subitement des étrangers.
Respirer l’odeur du nourrisson, presser ses doigts incroyablement petits et tendres, croiser les yeux de Clara me plonge dans des océans de tendresse, des mots tournent lentement en moi, des mots merveilleux que je ne lui ai jamais dits et que je n’ose toujours pas lui dire, et pourtant je sais qu’elle les attend.
J’avais pensé que tout s’effacerait, que le temps guérit les blessures, c’est ce qu’on dit, que j’accepterais le suicide, que je ne parlerais plus d’assassinat.
Mais non. Je suis plus ridée et plus sèche, mais je suis la même, ma colère intacte. Pendant dix ans tout était resté caché sous un mince vernis minuscule, comme un volcan endormi prêt à ressurgir.
Un tueur, en plein hôpital. C’est impossible, ça se verrait forcément, ça se saurait, on finirait forcément par lui mettre la main dessus, il commettrait forcément une faute. Je repense aux traits fatigués de Girard, à Royan. À ses mots quand il m’a exposé la conclusion de son enquête.
Et je tremble de haine en pensant à sa joie perverse, à son impunité et sa disparition, et ces idées se balancent dans mon crâne comme autant de vagues en furie, se fracassent derrière les orbites et je traverse le hall en planant, sans rien voir ni personne, filant vers les ascenseurs qui mènent à la maternité. J’entrevois mon reflet dans une vitre, l’air évadée d’un asile de déments.
Je suis sûre que quelqu’un d’autre doit savoir quelque chose, quelque part. Impossible qu’il en soit autrement.
Je frissonne de colère en me garant. Je revois ses yeux durs, son allure de garçon sage d’une autre époque, je devine son arrogance, son obsession de se venger de Manon parce qu’il ne supportait pas qu’elle ait voulu le quitter, parce qu’elle était belle et insouciante, parce qu’elle refusait d’être un jouet entre ses mains.
Il a pris des risques, c’est vrai. Mais il pouvait très bien penser qu’il n’avait plus le choix, que c’était sa seule option. Catherine avait compris son jeu de mort, son faux intérêt pour ces vieilles dames, ses présences et ses visites injustifiés, ses pulsions secrètes, qui dilataient parfois ses pupilles, qu’on pouvait déceler dans son attitude, malgré lui.
J’ai vu un autre avocat plus jeune, en grosse cravate et belle chemise gaufrée, les cheveux plaqués en arrière, un sourire en carton-pâte. Il m’a assuré qu’on pouvait tenter quelque chose, mais ça me coûterait cher.
Malgré ma détresse j’ai compris que c’était un escroc et je suis sortie en ravalant ma rancœur.
Les mots sortaient sans fin comme d’une fontaine absurde, toujours les mêmes, et finalement ils m’ont fait sortir, une fois calmée. Girard m’a même raccompagnée à mon hôtel, j’étais raide sur mon siège, avec l’impression que le monde entier m’était hostile. Je détestais la police et la terre entière, et moi plus encore.
J’ai parlé à tort et à travers, je devais avoir une tête de folle, décoiffée et les lèvres sèches, j’étais livide, je tremblais de faim et d’énervement, je répétais tout cinq ou six fois de suite.