La phrase de
Raoul Glaber, constatant que le royaume de France se couvrait au onzième siècle d'un blanc manteau d'églises, est belle. Si elle rend compte du large mouvement de construction de ces monuments de foi, elle échoue sûrement, par poésie, à témoigner des difficultés matérielles que rencontra probablement chacun des maîtres d'ouvrage, chacun des ouvriers, dans cette tâche titanesque. le roman
Les pierres sauvages, s'il ne renonce pas à la poésie des mots et des images, ne rechigne pas cependant à décrire les matérielles obligations de la foi. Au contraire. Récit de la construction de l'abbaye du Thoronet, édifiée à partir des années 1160, le roman conte une aventure humaine guidée par la foi. Il est aussi une affirmation que l'architecture est un art, nécessaire aux hommes et inspiré.
Avant d'être un moine cistercien, le frère Guillaume est d'abord un maître d'ouvrage, c'est-à-dire architecte. de son propre aveu, c'est l'amour de son art, seulement, qui lui a fait prendre la coule. Bien lui en a pris : durant le douzième siècle, l'ordre de Robert de Molesmes s'étend partout en France et en Europe occidentale. Partout des abbayes poussent, partout il est besoin de ces hommes capables d'imaginer les futures dimensions de ces cités de moines que sont les abbayes. le Thoronet est le dernier chantier de frère Guillaume. Il le sait : la mort l'attend, et sans doute ne lui en veut-elle pas qu'il ait édifié des dizaines de ces "moulins à prière", comme le dit maître Paul, maître carrier de son état, qui promettent de sauver les âmes de tous les chrétiens du monde. Présenté sous la forme d'un journal tenu régulièrement par le maître d'ouvrage,
Les pierres sauvages est moins le récit de la construction d'une abbaye que sa genèse. Datés selon les fêtes des saints patrons, les événements témoignent moins de l'élévation lente du monument que de l'évolution des personnages, de leurs rapports de force, de leurs aspirations personnelles. Naturellement, c'est sous l'angle de vue de frère Guillaume que les événements sont décrits, analysés, ressentis. C'est son coeur qui parle lorsqu'il fait face aux récriminations de maître Paul, à la dérive autoritaire de frère Benoit, aux interrogations de l'abbé de Florielle, son supérieur immédiat.
Les pierres sauvages évoque alors, en creux, le rapport entre un homme et son oeuvre.
Bien-sûr, l'effort de vraisemblance historique doit être relevé. le roman peut tout à fait être considéré comme un roman historique, à ce titre. Avec sa fine compréhension de la chose architecturale,
Fernand Pouillon donne à voir ce que pouvait être un chantier au Moyen Âge. Non seulement cela, mais aussi ce qu'était qu'une abbaye, en termes d'organisation sociale notamment : frère Guillaume est maître d'ouvrage et est amené à se déplacer partout où son Ordre le lui intime. Il a, avec lui, des frères cisterciens dont la tâche de travail et de prière, immuable, sera effectué dans le même lieu, tout au long de leurs vies. L'abbé, homme de charisme et de sagesse, guide, conseille et tranche. Puis viennent les frères convers, laïcs venus à la religion par goût ou par sécurité, qui assurent les travaux manuels tout en étant associés à la prière. Enfin, voici les compagnons, tel maître Paul, laïcs appelés pour leurs talents, reconnaissant la supériorité morale des Cisterciens sans accepter l'autorité de fait : égaux des moines, ils leur sont indispensables. Pouillon montre que la vie religieuse, ici, passe après le chantier. Les journées, bien que rythmées par les offices (matines, complies, vêpres ...), sont toutes entières tournées vers le travail.
Cependant, le choix du personnage principal tend à démontrer que le travail n'est pas le sujet central de ce roman. Ici il est davantage question de création artistique que de force manuelle. Avant d'être monument matériel, l'abbaye est oeuvre de l'esprit. Il n'est pas anodin, d'ailleurs, que la blessure contractée à la jambe par frère Guillaume l'oblige, à la fin du roman, à quitter le chantier et à rentrer à Cîteaux : une fois les plans établis et le chantier lancé, sa présence est moins utile que celle des compagnons ou des convers. Par ailleurs, si ses réflexions écrites décrivent avec force détails l'avancement technique du chantier, les pages les plus profondes concernent la place dans l'architecture en tant qu'art et au sein de la Création. À travers un seul personnage central, ce sont donc bien les figures distinctes de l'auteur -
Fernand Pouillon - et du narrateur - frère Guillaume - qui parlent. Pour Pouillon, l'architecture tient autant de la science que de la poésie, de la rigueur des calculs mathématiques que de l'inspiration libre, issue de visions imaginaires ou de rêves nocturnes. En ce sens, les personnages de frère Bernard et de frère Benoit, tous deux cisterciens et proches de Guillaume tels des frères ou des fils, sont des figures bien commodes pour apporter la contradiction à
Fernand Pouillon. Cette question de l'inspiration trouve un relai chez frère Guillaume, qui la relie forcément à Dieu. le style architectural cistercien, d'ailleurs, est inspiré par la sobriété induite par l'humilité revendiquée par l'Ordre, comme en contrepoint des aspirations des princes séculiers, seigneurs combattant ou priant. Toutefois, si frère Guillaume reconnaît avoir connu l'épanouissement dans les chantiers successifs auxquels il a participé, son inspiration est exclusivement personnelle, et ses rêves ne contiennent ni anges ni saints pour le guider. L'architecte apparaît ainsi comme un artiste à part entière, et frère Guillaume convoque d'ailleurs les figures plus connues du peintre et du sculpteur pour s'y comparer. Comme chez ses confrères, l'architecte de trouve confronté, dans l'exercice de son art, à des difficultés techniques - la topographie et l'hydrographie particulières du terrain, la nature des pierres ici, qualifiées de sauvages, pareilles à des animaux domptés seulement en apparence - qui, s'il parvient à les vaincre, constituent sa réussite artistique et donc, sa gloire. Que
Les pierres sauvages puisse être qualifié de manifeste romancé pour l'architecture serait sans doute exagéré ; au moins le roman est-il l'affirmation par la didactique du roman d'un art et d'artistes à part entière, confirmés par Dieu mais non inspirés par lui, un art nommé architecture.