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Critique de aleatoire


Parler de la Recherche, c'est tenter d'en comprendre la mécanique, de saisir les raisons qui poussèrent un homme mondain, snob, destiné à entrer à la Cour des Comptes à entreprendre un jour la rédaction de cette "épopée".

En 1896, à 25 ans, Proust publie Les Plaisirs et les Jours, l'insuccès est total. Puis vient Jean Santeuil, roman inachevé ... L'auteur souffre d'être reconnu pour sa préciosité élégante, son dilettantisme mais tenu pour un amateur en matière littéraire. Une large part de lui-même demeure insatisfaite.

Au-delà d'une forme de paresse et plus inhibitrice encore, il y a la certitude d'une insuffisance, d'une impuissance qui l'empêchent à tout jamais d'être un écrivain :
"Je sentis une fois de plus ma nullité intellectuelle et que je n'étais pas né pour la littérature."

La mort de sa mère, en 1905, provoque chez lui une véritable conflagration, il pense ne jamais pouvoir surmonter cette terrible douleur:
"Ma vie a désormais perdu son seul but, sa seule douceur, son seul amour, sa seule consolation."
Au-delà de cette empathie filiale, une espèce de travail de deuil lui fait prendre conscience d'un gaspillage de talent, d'une fêlure, de toute une érudition gâchée que ne saurait combler le vide existentiel de son parcours de dandy.
A ce moment, il réalise que l'objet de sa vie est d'en faire une oeuvre d'art, dont le besoin s'était en lui, lentement, inconsciemment inscrit.
La disparition de sa mère l'a exilé du paradis de l'enfance, il estime le moment venu d'essayer de le recréer.
Il va donc tenter par l'écriture de saisir cette réalité qui lui a toujours échappé, parce que, pense-t-il, par un travail de mémoire, l'oeuvre d'art arrêtera enfin le Temps, lui donnant une forme.
Il rentre donc en littérature, dans une quête de quelque chose d'important, d'immatériel. Il sait que le livre sera long, à l'idée de celui des Mille et une Nuits qu'il affectionne ; que son architecture "bâtie comme une robe ou une cathédrale" (cela m'évoque la Sagrada Família) s'établira sur plusieurs volumes, qu'il y sera question de temps passé, d'espace quitté, de sentiments perdus, d'une société en allée.

Proust rassemble ce que sera son esthétique : les matériaux de son oeuvre seront constitués par sa vie passée, mondanités, "la vie des autres" voyages, amitiés, amours.
Il se retire petit à petit du monde, se calfeutre, au sens propre, dans sa chambre tapissée de liège. Il remplit la nuit d'innombrables cahiers rafistolés de "paperoles" collées.
Son roman va se confondre avec sa vie, en une sorte de mise en abyme. le livre devra se terminer au moment où le Narrateur (un certain "Je", encore appelé parfois Marcel) commencera le sien, celui-là même que nous lisons... en une sorte de circularité du temps, de boucle achevée. La vie du héros va être rejetée dans le passé et son rappel organisé par le jeu de la mémoire. Celui qui raconte est le même ou plutôt serait le même que celui qui est raconté, s'il n'y avait le temps.
Proust entrevoit une conception du temps d'abord discontinu, considéré comme perdu, relégué dans un passé lointain, inutile. Il se sert pleinement de ses sens exacerbés, les ré-activant en quelque sorte, afin que le charnel devienne littéraire par l'élaboration de ce livre à écrire en une lutte (chronologique) contre le doute, le découragement , la maladie (l'asthme) et la mort.

C'est la recherche d'un absolu, hors du monde, du temps arrêté et pourtant contre lui.
J'étais décidé dit Marcel Proust à consacrer à cette oeuvre toutes mes forces qui s'en allaient comme à regret.
Ce roman épousera tous les genres littéraires : la fois comique, tragique, érotique, poétique, onirique (la place du rêve est souvent évoquée).
Il prend conscience que ce n'est pas par des reconstitutions intellectuelles qu'il parviendra à rendre l'impression vraie du temps et à ranimer le passé :
"Le passé est caché hors du domaine de l'intelligence et de sa portée, en quelque objet matériel que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir ou que nous ne le rencontrions pas."
Ce sera l'épisode fameux de la madeleine ("son plissage sévère et dévot") ou des pavés disjoints, qui sera le signe, qui ouvre une vision perspective de l'espace et du temps. Proust fait ainsi l'expérience de la mémoire sensitive, involontaire, fonctionnant parce que les images du souvenir, fugitives trouvent le support de la sensation présente.
Dès lors, ces régressions seront les thèmes de sa pensée, selon laquelle nous vivons plusieurs époques à la fois (liées par plusieurs moi), de sorte que le passé nous est souvent plus présent que le présent même.
La mémoire se fait action et non réservoir de souvenirs figés mais plutôt recueil de sensations "engrammées".
"Des minutes affranchies de l'ordre du temps où un passé perdu se réveille".
Il s'attache ainsi à trouver ce qu'il appelle "la vraie réalité" (ou "les réalités invisibles"), à la manière, me semble-t-il de ces peintres impressionnistes (ou pointillistes) : patiemment, méticuleusement, touche par touche, comme s'il élaborait sa composition avec nombre d'aplats, de réserves, de repentirs, de jeux de couleurs et de matière, dans une progression appliquée où l'ensemble va finir par s'ordonner en une "clé finale révélée" :
"Ce travail de l'artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l'expérience, sous des mots quelque chose de différent, c'est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même, l'amour-propre, la passion, l'intelligence, et l'habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie."
A cette forme d'esthétique d'un inconscient pressenti - certes le narrateur n'est pas en analyse et ses réflexions ne s'apparentent pas à celles d'un analysant en cure, il n'en demeure pas moins qu'il s'abandonne parfois à un même lâcher prise, aux mêmes libres associations amenant alors à une sorte d'abréaction prodigue - à ces sensations, cette intuition préférées à l'intelligence (Proust est le contemporain de Freud et le cousin de Bergson) répondent aussi les vertus de l'oubli :
"Aux troubles de la mémoire, sont liées Les intermittences du coeur" (les amours perdues de Gilberte, de la duchesse de Guermantes, d'Albertine).
Ce qui appelle le réflexion de Jankélévitch :
"Le temps est le grand pacificateur de la contradiction"

"Ce qui est beau à Guermantes, c'est que les siècles qui n'y sont plus y essaient d'être encore ; le temps y a pris la forme de l'espace, mais on le reconnaît bien."
Ainsi, dans cette abolition de l'intervalle entre ce qui fut et le présent, l'écrivain nous rend le temps réversible comme l'espace et même parfois, grâce à ce médium, il apporte la conjonction de ces deux entités.
C'est en ce sens qu'il rend l'homme plus contemporain de lui-même, tente, en dépit de ses fractures mnésiques, de le faire davantage coïncider avec les occurrences de son présent, l'homme, "cet être des lointains"...

"Les lieux que nous avons connus n'appartiennent pas qu'au monde de l'espace où nous les situons pour plus de facilité. Ils n'étaient qu'une mince tranche au milieu d'impressions contigües qui formaient notre vie d'alors ; le souvenir d'une certaine image n'est que le regret d'un certain instant ; et les maisons, les routes, les avenues sont fugitives, hélas ! comme les années."

En ce sens, peut-être n'est-il pas vain de considérer la mise en garde du Hussard bleu de Roger Nimier :
"Charmes du souvenir, qui ne sait vous prévoir ne sait pas son bonheur."

Un bonheur épiphanique qui convierait l'image de Claude Monet, ces Impression(s), soleil levant d'un Temps, en son essence, retrouvé.









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