A l’exception de la Fête-Dieu , où la divinité sortait de l'église et se répandait dans toutes les rues , Dieu demeurait très lointain , inaccessible .
A tel point qu'on le craignait moins que le tonnerre et même que le gendarme . Il restait ancré dans le plus profond de soi-même une peur immémoriale de la maréchaussée . Combien d'ancêtres pendus pour des lacets posés sur le domaine du seigneur ? Combien d'ancêtres bastonnés pour n'avoir pas levé assez vite son chapeau lorsque passait le maître ? Combien d'ancêtres enrôlés de force chez les soldats du roi , ou de la république ?
Dieu était trop lointain . Heureusement restaient les saints . Sainte Barbe qui protégeait de l'orage , saint Médard qui faisait tomber la pluie . On redoutait les saints de glace ( Mamert , Pancrace , et Gervais ) et les saints grêleurs . Tous les corps de métiers honoraient leurs saints patrons : saint Vincent pour les vignerons , saint Honoré pour les boulangers , saint Crépin pour les cordonniers , etc ...
Rien n'est plus lent que l'enfance. Seul moment de la vie où l'on a hâte de vieillir.
Ils devaient être encore assez jeunes, bien qu'il m'est difficile de les imaginer autrement que dans cette vieillesse, dont, au regard d'un enfant, les gens âgés semblent dotés de toute éternité.
Si les origines de grand-mère sont toujours demeurées obscures , on ne cachait pas que grand-père était un enfant trouvé . Trouvé où ? Et par qui ? Arrivé comment au château ? A quel âge ? Mystère .
Ces deux êtres si simples , si directs , demeuraient , quand à leurs origines , bien discrets . Mais peut-être eux-mêmes , ne savaient-ils rien .
On gageait les enfants si vite , à peine commençaient-ils à marcher qu'ils devenaient gardeurs d'oies ou de chèvres . On les revendait le jour de la Saint-Jean ou de la Saint-Michel , dans ces grandes foires aux domestiques où les nouveaux maîtres les évaluaient comme du bétail , tâtant les muscles des garçons , reluquant la beauté des filles .
On les louait pour quelques sous , heureux qu'ils étaient d'être assurés d'un soupente et de la nourriture .
Les vieux domestiques , après la mort de leurs maître , se retrouvaient nus , sans repères connus . Habitués au maigres gîtes et couvert du château , ils se trouvaient désemparés de cette nouvelle liberté qui leur tombait dessus . Ayant appartenu toute leur vie durant au château , ils y avait chez eux , quelque chose de l'animal domestique .
Le maître mort , leur vie s'écroulait , ils se retrouvaient en dehors des murs protecteurs . Arrivant dans un village voisin comme des intrus , leur soudaine présence soulevait l'hostilité réservée aux " privilégiés du château ".
On ne comprend pas que d'avoir si longtemps vécu au service des maîtres leur a donné une manière de parler , de se tenir , qui détonne dans la rudesse des villageois . On les croyait fiers , alors qu'ils n'étaient qu'effarouchés .
Tant de métiers, de professions, d'occupations, oubliés, si oubliés que l'on va croire que j'invente.
Les maîtres de là-bas, des grandes villes, de Paris, bien plus puissants que le Dieu du curé, décidaient de l'avenir des gens, décidaient qu'un sou ne valait plus un sou. On vous étranglait par procuration.
La vie n'est qu'un jeu, dont les adultes sont les pions. Les adultes ne le savent pas. Ils se croient les maîtres du jeu. Et les enfants les regardent avec compassion.