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Citations sur Qui se souvient des hommes... (23)

Le visionnaire méthodique de notre globe rond et achevé, son concepteur illuminé, est un Juif allemand converti de Nuremberg, un rat de bibliothèque fulgurant d’intuition qui s’appelle Martin Behaïm.
(…)
Le poids de la religion chrétienne freine la science encore balbutiante et terrorise les esprits les plus aérés de ce temps, cent ans avant la naissance de Galilée que le tribunal de l’Inquisition condamnera, dix ans avant celle de Copernic qui ne publiera ses théories que quelques jours avant sa mort par crainte des foudres pontificales et de menaces physiques sur sa personne. Mais Behaïm, juif converti, n’est plus juif et pas plus chrétien. Le poids des Écritures ne l’arrête plus. Il ne se connaît pas d’autre loi que la rigueur de son intelligence. Attitude inconcevable et dangereuse. C’est pourquoi il fait preuve d’une prudence immense, protège l’accès de sa maison par un invisible rempart d’épreuves initiatiques à franchir et ne se livre peu à peu et rarement qu’à proportion du degré de conception et de complicité scientifiques qu’il découvre chez eux qu’il a accepté de recevoir.
(…)
Un pinceau fin à la main, Behaïm ajoute lui-même à petites touches précises, sur le premier de tous les globes terrestres qui ait jamais été conçu, la figuration dessinée de renseignements qu’il tient désormais pour certains. Le cap où finit cette terre où nul n’a encore débarqué, il ne lui donne pas de nom mais le trace de telle façon, haché de traits et de ronds évoquant la pluie et la neige, que Magellan ne s’y trompera pas. Puis il pense à la force agressive du courant qui lui a été décrite plusieurs fois, à la violence du flot au pied de ce cap qui ne s’explique véritablement que s’il faisait irruption d’un goulet, d’un détroit, d’un passage communiquant avec une autre masse d’eau libre pesant à l’ouest de tout son formidable poids. Alors il dessine une île, au sud et face au cap. Ce n’est plus tout à fait une vision, comme chez Enrique le Navigateur prophétisant la Terre de Feu, à peine encore une hypothèse. Cette terre, nul ne l’a jamais vue. Nul n’en a soupçonné la présence. On ne lui en a jamais parlé. Le cap, oui. Cette île, non. Mais c’est l’ultime pièce du puzzle et il sait qu’elle doit se placer là, comme un pilier de cathédrale, parce que l’architecture du globe ne peut se concevoir autrement. Il ne l’invente pas. Il lui suffit de fermer les yeux et de se plonger dans ses pensées pour que cette île, justement, saute aux yeux. Puis il calligraphie trente lettres en gothique environnées de traits pointus figurant des vagues écumantes et qui se perdent dans le pointillé de la Terra incognita : PASSAGE VERS LA GRANDE MER DE L’OUEST. Enfin, selon l’admirable romantisme de ce temps qui ne peut se passer d’images naïves, au milieu de queues de baleine surgissant de l’océan déchaîné, de phoques dressés sur des rochers comme des animaux héraldiques, il dessine à l’entrée du détroit un minuscule canot monté par des sauvages nus dont le chef ressemble à Lafko.
(...)
Puis il se recule et juge son œuvre. C’est vraiment l’œuvre de sa vie. Dans le cabinet secret attenant à sa bibliothèque, éclairée par des chandeliers qui en projetant l’ombre sur les murs, trône la sphère fabuleuse, monuentale, représentation interdite de ce monde, le pôle Nord atteignant le plafond et l’équateur cerné d’une galerie où l’on accède par une échelle. Une merveille d’ébénisterie tendue de parchemin sur lequel il n’est pas un détail de la géographie du globe que Behaïm n’ait recoupé plusieurs fois, de la bouche de plusieurs capitaines, avant de l’y faire figurer lui-même à la pointe de son pinceau. Personne n’entre jamais dans cette pièce, à l’exception du maître des lieux et de ceux des plus grands capitaines qu’il juge dignes de la révélation.
(…)
Lorsque Vasco de Gama, après Cam et Dias, dévale les degré de latitude le long de la côte d’Afrique jusqu’au cap de Bonne-Espérance qu’il se décide enfin à doubler pour cingler vers les Moluques en dépit des supplications de son équipage terrifié, il n’y montre que peu de mérite, seulement celui de l’endurance. Il savait. Sa route lui avait été tout entière tracée par Behaïm, à Nuremberg. Lorsque Christophe Colomb, affrontant la révolte de ses marins, leur jure qu’après un nombre de jours donné une terre surgira de l’horizon, cette terre, il l’avait déjà vue, à sa position presque exacte, sur le globe de Nuremberg. Quand enfin elle lui apparaîtra, il en sera soulagé, certes, mais étonné, non pas. Lui aussi savait.
Il n’y a pas eu de grands découvreurs, seulement des marins courageux, avisés. Ou plutôt il n’y en a eu qu’un : Behaïm.
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Le bonheur est un mot qui n’existe pas dans la langue des Alakalufs, ni aucun vocable similaire. On a faim ou l’on est rassasié, on est malade ou bien portant, on a chaud ou on a froid, on se serre les uns contre les autres sous la peau de phoque, dans la hutte, et de cette chaleur animale de la chair naît une sorte d’apaisement de l’âme qu’on partage sans l’exprimer. Mais le bonheur ? On rit quelquefois, on chante, mais comme cela ne dure jamais et se paye ensuite chèrement, les Alakalufs ne l’ont pas défini par un mot. En revanche ils en ont cent pour exprimer l’angoisse. L’angoisse devant la faim, la nuit, la tempête, la maladie, les williwas, l’orage, la mort et la vie, la solitude, la conscience de se compter si peu et de voir d’année en année ce nombre encore diminuer…
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Kaweskars : les Hommes.
Avant le temps des étrangers, qui les appelèrent Alakalufs, ou bien encore Pêcherais, ils ne se connaissaient pas d’autre nom. Pendant des milliers d’années, seuls ils avaient vécu au sein de ce labyrinthe liquide, ne se concevant pas de semblables au-delà des îles et des chenaux multipliés à l’infini. Au levant, au couchant, au midi, trois océans furieux. Au-dessus de leurs têtes, un ciel toujours noir et bas et un réseau de vents cruels. Ils n’avaient pas d’autre conscience du monde. Au-delà d’une portée de fronde, la terre ferme ne leur était pas propice, gardée par des esprits malfaisants. La montagne les terrifiait. L’eau seule était leur élément. Ils allaient d’île en île, de grève en grève, se bornant religieusement aux limites étroites du rivage lorsque leurs pieds touchaient le sol. Un canot pour se déplacer, des braises pour conserver le feu, des peaux de phoque pour dresser la hutte, c’était tout.
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Depuis une mince poignée de siècles, l’île s’appelle Santa Inès. Elle est couverte de glaciers qui se brisent et tombent à la mer dans un fracas de fin du monde. Des étendues spongieuses en défendent les abords. Ses contours sont incertains. Elle est traversée de chenaux qui se tordent entre les montagnes comme les tentacules d’une pieuvre. Ses forêts sont un univers liquide où les grands hêtres pourrissants forment une mousse monstrueuse qui a la couleur de la mort. Dieu le sait : il n’existe rien selon la vie sur cette île, mais tout selon la mort. L’homme au canot le sait aussi. Dans le langage de son peuple, depuis des milliers d’années, l’île porte un autre nom, le vrai. C’est Katwel, la Tueuse. Les étrangers ne s’y aventurent pas. Rapaces comme ils sont, qu’auraient-ils à y gagner ? Les dernières baleines passent au large et même les grands chiens de mer à fourrure évitent Katwel et ses rocs acérés qui sont des pièges mortels à travers les chenaux. Nul n’a jamais revu les navires des hommes blancs qui s’y étaient perdus. Katwel ne rend pas les naufragés et digère lentement leurs cadavres. Seulement, de loin en loin, a-t-elle accueilli d’autres canots et d’autres hommes qui se cachaient quand l’étranger portait malheur.
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"Le ciel se brise en pluie d'étoiles dans un vacarme d'épouvante. La nuit resplendit d'éclairs rouges et de lueurs de feu. Les glaciers fondent. Les montagnes se fendent. Réfugié au bord de sa grève, sur le dernier coin de sable encore sec, Lafko voit passer des vagues énormes charriant des carcasses de navires comme si une tempête formidable avait arraché du fond des mers toutes les épaves des temps anciens.
[ ... ]
Tout est calme désormais. Lafko marche sur des nuages, environné de silhouettes blanches qui lui font escorte par milliers et dont le ciel est entièrement peuplé. Enfin, une voix lui dit :
" Te voilà. Sois le bienvenu chez toi, Lafko. C'est vrai que tu es petit et laid, que tu as l'intelligence misérable, que tu sens mauvais, que tu es sale.
" Mais vois comme tu me ressembles "
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Dieu a créé l'homme a son image, mais cela, Lafko ne le sait pas. Dieu le lui avait toujours caché. Le petit bonhomme linéaire maladroitement gravé sur cette pierre pour le premier de tous les Lafko au début de la longue route, c'était la marque inspirée de Dieu, le signe adressé au seul Lafko, élu parmi les milliards d'êtres humains qui peuplent la surface de la terre, mais Lafko n'a jamais décrypté le message. Simplement, il a fait confiance à quelque chose qu'il ignorait et dont il n'avait aucune idée.
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"[...] les Kaweskars sont de prodigieux imitateurs de voix, mais ne s'attachent pas au sens des mots si c'est un étranger qui leur parle. Même lorsqu'ils auront assimilé quelques rudiments d'espagnol - aucun concept, seulement des sons pour désigner des choses pratiques -, ce ne sera qu'une mécanique sans rapport vrai avec leur pensée. Une incommunicabilité instinctive. Un refus définitif. Le premier de tous, Lafko refuse. Il renvoie les mots comme une balle, comme un objet qu'on ne veut pas, dont il faut se débarrasser vite sous peine de quelque maléfice."
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« Te voilà. Sois le bienvenu chez toi, Lafko. C'est vrai que tu es petit et laid, et que tu as l'intelligence misérable, que tu sens mauvais, que tu es sale. » « Mais vois comme tu me ressembles... »
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Les grands canots portaient dix personnes, une famille et quelques isolés pour faire nombre. Le père était le chef et au dessus du père il n'existait pas d'autre chef. Ils ne formaient pas une nation. Même pas un peuple. A peine des clans, c'est-à-dire des additions de bras nécessaires à la manœuvre d'un canot. Combien de canots autrefois ? Qui l'avait jamais su... Peut-être une centaine. Au détour d'une île, parfois on se rencontrait. On s'appelait par des feux de fumée. Dans certains chenaux mieux abrités qui servaient de lieux de rendez-vous, ou bien à l'occasion de festins de baleine quand l'un de ces monstres s'était échoué, on se retrouvait à plusieurs canots. Pour un jour ou pour une heure, l'isolement était brisé. Chacun considérant les autres, ceux des autres canots, pour une fois se sentait moins seul et tous parlaient la langue des Hommes. On échangeait des nouvelles, on complétait les équipages au rythme des morts et des naissances, les mâles se choisissaient des femmes et puis l'on repartait. On poussait les canots à l'eau et la flottille se dispersait. C'était le destin. Il fallait sans cesse bouger, se remettre en mouvement, fuir les lieux les plus accueillants car Ayayema veillait.
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Dieu qui voit l'île du haut du ciel sait que le moment approche. Son regard transperce les nuées, puis les nuages noirs et furieux poussés par un vent de tempête, les voiles opaques de neige et de grêle qui ensevelissent tout ce canton de la terre. Il est trois heures de l'après-midi. La nuit va tomber. Un petit canot se glisse avec peine au plus profond d'un long canal aux parois verticales et glacées. A son bord un homme seul, presque nu, le visage ruisselant, courbé sur le banc de nage, les poings aux avirons. Il n'y a pas une autre âme vivante à des dizaines de lieues à la ronde.
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