Citations sur Poésie (53)
Ô nostalgie des lieux
Ô nostalgie des lieux qui n'étaient point
assez aimés à l'heure passagère,
que je voudrais leur rendre de loin
le geste oublié, l'action supplémentaire !
Revenir sur mes pas, refaire doucement
- et cette fois, seul - tel voyage,
rester à la fontaine davantage,
toucher cet arbre, caresser ce banc ...
Monter à la chapelle solitaire
que tout le monde dit sans intérêt ;
pousser la grille de ce cimetière,
se taire avec lui qui tant se tait.
Car n'est-ce pas le temps où il importe
de prendre un contact subtil et pieux ?
Tel était fort, c'est que la terre est forte ;
et tel se plaint : c'est qu'on la connaît peu.
Notre avant-dernier mot
Notre avant-dernier mot
serait un mot de misère,
mais devant la conscience-mère
le tout dernier sera beau.
Car il faudra qu'on résume
tous les efforts d'un désir
qu'aucun goût d'amertume
ne saurait contenir.
La déesse
Au midi vide qui dort
combien de fois elle passe,
sans laisser à la terrasse
le moindre soupçon d'un corps.
Mais si la nature la sent,
l'habitude de l'invisible
rend une clarté terrible
à son doux contour apparent.
Et tout à coup elle est flamme tout à fait.
La danseuse espagnole
PARFOIS ELLE SENT...
Parfois elle sent : La vie est grande,
plus sauvage que des fleuves qui écument,
plus sauvage que la tempête dans les arbres.
Et doucement, lâchant les heures,
elle abandonne son âme aux songes.
Puis elle s'éveille. Une étoile brille
en silence au-dessus du calme paysage,
et la maison a des murs tout blancs.
Alors elle sait : La vie est inconnue et lointaine,
et elle joint ses mains qui vieillissent.
Chants de l'aube (1898-1901)
SENS, TRANQUILLE AMI...
Sens, tranquille ami de tant de larges,
combien ton haleine accroît encor l'espace.
Dans les poutres des clochers obscurs,
laisse-toi sonner. Ce qui t'épuise
devient fort par cette nourriture.
Va et viens dans la métamorphose.
Quelle est ta plus pénible expérience?
S'il te semble amer de boire, fais toi vin.
Sois dans cette nuit de démesure
la force magique au carrefour des sens,
et le sens de leur rencontre singulière.
Que si le destin terrestre un jour t'oublie,
à la calme terre, dis : je coule.
A l'eau vive, dis : je suis.
Puisque tout passe
Puisque tout passe, faisons
La mélodie passagère;
Celle qui nous désaltère,
Aura de nous raison .
Chantons ce qui nous quitte
Avec amour et art ;
Soyons plus vite
Que le rapide départ .
[ Poèmes français ]
C'est entre des marteaux que notre coeur
subsiste, comme est la langue
entre les dents, qui malgré tout demeure
et reste néanmoins
glorifiante.
(Neuvième élégie de Duino, p. 339)
NOUVELLES POÉSIES (1905-1908)
ÉTUDE AU PIANO
L'été bourdonne. L'après-midi rend lasse ;
troublée, elle respira la fraîcheur de sa robe
et mis dans son étude raisonnable
son impatience d'une réalité
qui pourrait venir demain, ce soir,
qui peut-être était là, qu'on lui cachait encore.
Devant les hautes fenêtres, pleines de tout,
elle sentit soudain le parc choyé,
s'arrêta court, regarda au dehors.
Les mains croisées, elle eut envie d'un livre sans fin,
et, irritée, repoussa tout à coup le parfum du jasmin.
C'était, lui semblait-il, comme une offense.
p.190-191
LIVRE D'IMAGES 1899-1905)
FINALE
La mort est grande.
Nous lui appartenons,
bouche riante.
Lorsqu'au cœur de la vie nous nous croyons,
elle ose tout à coup
pleurer en nous.
p.112