Une minute quarante-neuf secondes

J'étais blessé, j'étais chanceux, j'étais convalescent, j'étais mal en point, j'étais triste, j'étais honteux, j'étais mélancolique, j'étais déterminé, j'étais en colère, j'étais abattu, j'étais vivant, j'étais mal rasé, j'étais énervé, j'étais dessinateur, j'étais en pyjama, j'étais sous morphine, j'étais seul. J'étais vivant. Mais pas "victime". Victime est un mot qui vous range aux côtés des chiens battus victimes de leurs maîtres, des enfants martyrs victimes de leurs parents, des licenciés pour causes économiques victimes des lois du marché. Le mot "victime" est un faux ami qui ne vous aide pas mais au contraire vous met la tête sous l'eau et vous noie.
"Innocent", j'étais innocent. Pas victime.

Après avoir échappé à l’anéantissement, après avoir retrouvé l’humanité, chaque jour commencera toujours par la même question : que dois-je faire pour mériter de vivre cette nouvelle journée ?

L’existence est une succession de petites morts. Tous nos gestes sont ceux d’un futur mort. Vivant et déjà tellement mort.

Si l’obsession pour l’acquisition de biens matériels et la jouissance de plaisirs infantiles n’était pas si grande chez nos contemporains, nos sociétés dites modernes seraient moins violentes.

Les péripéties politiques ou religieuses ne devraient pourtant jamais entraver les sentiments car ils sont au-dessus de tout, les sentiments. Quand on a le nez entre les cuisses d’une femme, qu’est-ce qu’on a à foutre de savoir si elle est de droite ou de gauche, si elle est juive ou musulmane, si elle est chrétienne ou athée, si elle est écolo ou d’extrême droite ? Il n’y a que dans ces moment-là qu’on peut atteindre l’universel et l’intemporel. A cet instant, on ne sait plus si on vit au vingtième siècle, au moyen Age, à Rome, en France, au pôle Nord, aux Galapagos ou à Ouarzazate. Cela pourrait être ici ou n’importe où. Maintenant ou n’importe quand.

"Je craignais que le temps n'épuise ma mémoire et qu'un jour ce que j'avais vécu n'ait disparu de moi. L'oubli me serait plus douloureux que d'avoir le coeur tordu par la rencontre fortuite avec un de ces petits morceaux de plombs . Jamais je tournerai le dos à ce jour de janvier."

Nos morts. Leur voix, leurs rires, leurs exclamations, leurs mots et leurs gestes disparus m'invitaient à accepter ce qui n'était plus.
Un noyé. Il était devant moi, et je m'en détachais déjà.
Les jours qui s'écoulent m'éloignent des adieux que je leur fis, et me rapprochent de l'accueil qu'ils me feront demain. Un jour, c'est sûr, on se retrouvera tous.

Conservée pendant des années, toujours à mes côtés jusque dans les locaux du journal, cette trousse mémorable avait cette fois disparu pour de bon.
Sur les lieux d'un tel drame, cet épisode incongru revenait à ma mémoire comme les débris d'un naufrage surnageant dans l'écume.

Chaque fois que je partais en reportage à l’étranger, je rangeais mon appartement. Non pas que l’obsession de la propreté me possède, mais si par malheur je ne revenais pas, au moins ma famille et mes proches n’auraient pas à passer l’aspirateur à ma place, à ranger mes caleçons et à laver la vaisselle oubliée dans l’évier. Quand on part, on ne doit déranger personne. On ne meurt pas, on s’efface. On ne disparaît pas, on se retire. Sans incommoder quiconque.

L’hystérie médiatique s’empara de nos destins comme on épingle des souris blanches sur une paillasse pour les disséquer à loisir. Nous devions répondre à toutes les questions, posséder toutes les réponses, sur la liberté d’expression, le terrorisme, l’intolérance religieuse, l’actionnariat ou le sexe des anges. Cette période tragique pour le pays et le respect pour nos morts nous imposaient de répondre du mieux possible à ce mælstrom journalistique. Mais les souvenirs personnels nous encombraient.