Böhlaug est un homme riche, mais son coeur est petit. Voyez-vous, monsieur Dan, les hommes n'ont pas le coeur mauvais, il est seulement bien trop petit. Il n'y a pas beaucoup de place, juste assez pour femme et enfant.
J'arrive à l'hôtel Savoy à dix heures du matin. J'étais décidé à me reposer quelques jours ou peut-être une semaine. C'est dans cette ville que vit ma famille, - mes parents étaient des Juifs russes. Je voudrais obtenir des subsides pour continuer ma route vers l'ouest.
Je reviens de captivité ; prisonnier de guerre pendant trois ans, j'ai vécu dans un camp de Sibérie, j'ai parcouru des villages et des villes russes comme manoeuvre, journalier, gardien de nuit, porteur et aide-boulanger.
Je suis vêtu d'une blouse russe que quelqu'un m'a offerte, d'un pantalon cout que j'ai hérité d'un camarade décédé, et chaussé de bottes encore utilisables dont j'ai moi-même oublié la provenance.
Pour la première fois depuis cinq ans, je me trouve à nouveau aux portes de l'Europe.
Plus européen que tous les autres établissements de l'Est, tel m'apparaît l'hôtel Savoy avec ses sept étages, son blason doré et son portier en livrée. On est certain d'y trouver eau, savon, water-closets, un ascenseur, des femmes de chambre en coiffe blanche, des vases de nuit à l'éclat agréables, cachés, tels des objets précieux, dans de petits coffrets marquetés ; des lampes électriques qui s'épanouissent dans des abat-jour roses et verts comme dans un calice ; des sonnettes stridentes qui répondent à la simple pression du pouce ; et des lits, des lits de plume, moelleux et tout prêts à vous accueillir.
Douloureux était le sort des hommes. Leur destin, ils le préparaient eux-mêmes et croyaient qu'il venait de Dieu. Ils étaient prisonniers des traditions, leur coeur était retenu par des milliers de fils et leurs mains tissaient elles-mêmes ces fils. Sur toutes les voies de leur vie se dressaient les tables de la loi de leur Dieu, de leur police, de leurs rois, de leur classe. Ici, il était défendu d'aller plus loin et là de s'attarder. Et, après s'être ainsi débattus, durant quelques décennies, après avoir erré, être restés longtemps désemparés, ils mouraient dans leur lit et léguaient leur misère à leurs descendants.
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La mort les avait poursuivis durant six années, à la guerre et en captivité et celui que la mort poursuit, elle finit toujours par l'atteindre.
Douloureux est le sort des hommes, et leur souffrance élève devant eux un grand, un gigantesque mur. Pris dans la toile gris poussière de leurs soucis, ils se débattent comme des mouches prisonnières. Celui-ci manque de pain et celui-là le mange avec amertume. Celui-ci veut être rassasié et celui-là être libre. Là, un autre agite ses bras et croit que ce sont des ailes, croit qu'il va s'élever l'instant ou le mois, ou l'année d'après, au-dessus des bas-fonds de ce monde.
(p. 148)
Je ne crois pas à l'authenticité de la superstition. J'ai remarqué que beaucoup de gens raisonnables s'offrent intentionnellement une petite extravagance.
Les femmes ne font pas des bêtises comme nous, par insouciance pou légèreté, mais parce qu'elles sont très malheureuses.