Apres Les frères Ashkenazi j'enchaine un billet autour de la ville de Lodz. Parce que c'est de Lodz qu'il s'agit dans ce livre, d'apres l'avis de tous les critiques. Une Lodz diminuee, appauvrie, frappee par la premiere guerre mondiale, ou reviennent enormement de soldats liberes et de deplaces, esperant qu'elle va renaitre de ses cendres et qu'ils vont y trouver un avenir. Pour beaucoup, des juifs. Ce livre prend donc sa course la ou s'était arrete le livre de Singer. Mais c'est Roth qui reprend le flambeau, et meme si ses personnages sont juifs, Roth n'est pas Singer, et son roman n'est pas un roman juif ni une histoire de juifs.
Joseph Roth est, de cette generation d'ecrivains que la fin de l'empire austro-hongrois a generes, un de mes preferes. Comme Zweig, il a du s'exiler et a fini par commettre une espece de suicide, a Paris, a la veille de la seconde guerre mondiale. Mourir d'alcoolisme, n'est-ce pas une sorte de suicide? Plus que Zweig, il s'est attaché a decrire la decrepitude de la fin de l'empire et l'intranquillite (
Pessoa me pardonnera de lui voler un mot) de l'apres premiere guerre mondiale. Face a cette intranquillite, lui aussi, malgre ses critiques, developpera une certaine nostalgie pour cette mitteleuropa d'avant-guerre que l'empire avait permis. Plus dans ses ecrits journalistiques, il est vrai, que dans ses romans.
Hotel Savoy est son premier-ne (? Je n'en suis pas sur), publie en 1924. L'immediat après-guerre est peint par touches un peu vagues. En trois phrases Roth brosse un personnage, une situation, une atmosphere. Et ce n'est pas caricatural. Les personnages ont de l'epaisseur et le lecteur se sent vite imbibe de l'ambiance.
Trois personnages principaux, en trois grands chapitres (et oui, la regle de trois me revient des profondeurs de ma scolarite). Un ancient combattant, un des rapatries du front de l'Est, Gabriel Dan, arrive dans une ville industrielle (Lodz, j'ai dit Lodz?). Il s'installe a l'
hotel Savoy, un etablissement de mine somptueuse, qui s'avere etre une prison autant qu'un palace. Les bas etages sont habites par des gens riches, et dans les deux derniers etages s'agglutinent dans des cagibis insalubres ceux qui laissent leurs valises et leurs affaires, en gage, a un mysterieux groom d'ascenceur, le clown Santschin, qui mourra, de penurie et de mauvaises conditions de vie: premierement Stasia, une danseuse de varietes de qui Gabriel s'amourachera un peu, et d'autres, qui trainent tous de minables – pardon! de dures! – existences.
La deuxieme partie voit l'arrivee de l'ex-combattant revolutionnaire Zwonimir, qui fera eclater la monotonie de la vie de Gabriel, du reste de tout l'hotel, et pour finir de la ville entiere. Avec lui Gabriel deviendra un habitué des baraquements de rapatries qui se sont developpes aux confins de la ville et savourera la tristesse et la beaute de leurs chants, en leurs langues etranges. Mais il ne suivra qu'avec reticence les menees subversives de Zwonimir.
Le troisieme grand personnage est celui que tout le monde attend en ville, les petits changeurs juifs, les industriels dont les usines periclitent, les reveurs et les magouilleurs qui esperent du financement: le richissime americain Bloomfied. Mais tous seront decus. Bloomfield en fait arrive tous les ans pour honorer la tombe de son pere, le juif Blumenfeld, et distribue quelques dollars, peu, mais assez pour entretenir sa legende de nabab et faire saliver toute une ville. Suite a la deception generale des usines fermeront et des ouvriers, menes par Zwonimir, mettront la ville – et l'hotel emblematique – a feu. Zwonimir y laissera la vie et Gabriel devra reprendre son periple de rapatrie vers l'ouest.
Toute l'anxiete devant d'incertains futurs prend chez Roth des formes presque comiques. Son ecriture m'a rappele les peintures de Grosz. On sourit dans un premier temps devant la caricature, et on a tres vite le coeur serre. Les larmes mouillent la grimace. Comme une pluie fine et insidieuse. Comme quand Roth decrit les rapatries: "C'est comme s'ils formaient un tout avec la pluie. Ils sont gris et incessants comme elle."
A lire. A relire. C'est facile, c'est tout court.