Andreas Pum est un homme heureux. Bon, c'est vrai qu'il a perdu une jambe, mais il a reçu une décoration. Il est le seul homme satisfait, ici aux baraquements de l'hôpital militaire numéro XXIV. Tous les autres sont des "païens", un terme qu'il affectionne pour désigner tous ceux qui, par exemple, ont fait un faux témoignage, commis un vol, essayé de déserter, se plaignent de la nourriture et ont toujours l'injure à la bouche, .... ét ... n'ont pas été décoré !
Notre héros est fier de sa trouvaille "païens" qui lui offre un vague sentiment de supériorité.
C'est donc bien normal que le Gouvernement allait s'occuper de lui, l'invalide décoré, qui allait recevoir une prothèse et à qui un petit débit de tabac sera bientôt confié. Avec une pension, un job et une décoration, il est plutôt optimiste de trouver une épouse, surtout comme "denrée rare ", puisque tellement d'hommes sont, en effet, morts sur les champs de bataille de la première tuerie mondiale.
Nous sommes en 1924, l'énorme Empire austro-hongrois des Habsbourg a cessé d'exister et Vienne avec ses presque 2 millions d'habitants est devenu la capitale d'un État extrêmement fort réduit qui n'en compte plus que 6,5 millions en tout et pour tout. À peu près 1 sur 3 Autrichiens habite la capitale.
Joseph Roth vient de fêter ses 30 ans et vit
à Berlin, où, l'année précédente, il a été accepté comme chroniqueur du "Frankfurter Zeitung", le
journal de Francfort, le plus influent quotidien en langue allemande de l'époque, après des études aux universités de Lemberg (l'actuel Lviv en Ukraine) et Vienne. Il y a tout juste 2 ans qu'il s'est marié avec la belle Friedl (officiellement Friederike) Reichler, chez qui, 2 ans plus tard les médecins constatent un début de schizophrénie. En 1940, elle sera victime du programme nazi d'euthanasie des handicapés physiques et mentaux.
Ce sera pour Roth une grande souffrance et le commencement de ses problèmes d'alcool.
"
La rébellion" est, en 1924, déjà son cinquième roman, paru la même année que "
Hôtel Savoy" et un an après "
La toile d'araignée". Pour ses chefs-d'oeuvre "
Job : Roman d'un homme simple" et son sublime "
La Marche de Radetzky", il faudra attendre 1930 et 1932 respectivement.
La semaine dernière, j'ai lu un court recueil de reportages de Roth effectués en 1927 et 1928 en Albanie et Italie. Dans "Charleston sur le volcan", ces reportages rassemblés et traduits récemment par
Els Snick, professeur à l'université de Gand et présidente de la Société
Joseph Roth de Belgique et des Pays-Bas, il y a la rencontre mémorable du
journaliste avec le président Ahmet Zogu, le 29 mai 1927. Un fait exceptionnel. L'année après l'homme va se couronner Roi Zog 1er des Albanais (1895-1961). le pauvre, il y avait un certain
Benito Mussolini qui avait des visées sur son royaume tout neuf et qui finira par l'envahir, en avril 1939 !
Si Andreas ne reçoit pas la belle prothèse promise, il reçoit à la place une licence pour tourner partout en ville son orgue de barbarie. Un jour, sur les sons de "La Lorelei", il fait la connaissance de la jeune veuve Katharina Blumich (Blume est fleur en Allemand), qui l'invite chez elle, où elle garde sa petite fille, Anni de 5 ans.
Katharina ou Kathi est une femme robuste qui correspond parfaitement aux critères de beauté de notre héros : elle a "de vastes hanches et des seins rebondis". Et très peu après cette rencontre, ils se marient.
Kathi est une dame entreprenante et suggère à son époux d'acheter un petit âne et une carriole pour transporter son orgue de barbarie au lieu de le trimbaler péniblement sur le dos. Ainsi fut fait et le charme de Muli, le petit âne, assure à Andreas des gains inespérés. Jamais de sa vie il n'a été aussi heureux.
Cependant les belles chansons sont souvent brèves. Un conflit avec un homme sur le tramway qui le traite de faux invalide et de profiteur dégénère complètement et un agent de police reçoit par mégarde une baffe de notre unijambiste.
Il est emmené au commissariat, perd sa licence et il y aura un procès. Kathi prend très mal la chose et envoie son mari se balader. En attendant la prison, Andreas aura tout perdu : sa bien-aimée, la petite Anni, son âne Muli et même son perroquet mélomane Ignatz. Et bien entendu son gagne-pain.
Dans sa cellule au pénitencier, il arrive à la triste constatation qu'il est malheureusement devenu lui aussi "un païen".
Andreas est devenu rebelle. Dieu s'était trompé dans son cas et "Dieu peut-il encore être Dieu s'il se trompe ?"
"
La rébellion" est une petite oeuvre, presque une nouvelle, de juste 150 pages. Si le sujet fait penser à
Franz Kafka, le style est bien du
Joseph Roth pur. L'auteur confirme, une fois de plus, sa maestria et son unique art de la formulation.