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Critique de Erik35


DESIDERATA CO(S)MIQUES D'UN PAUVRE LIBERTARIEN TECHNOPHILE CONTRARIÉ...

Avant tout, remercier les éditions diateino, que je découvre par la même occasion (nous y reviendrons peut-être), pour cette Masse Critique spéciale ainsi que, il va sans dire mais c'est mieux avec, notre site de lecture(s) et de lecteur(s) en ligne préféré, Babelio.com. 
Cependant, au jeu des Masses Critiques, il y a de tout, du meilleur (j'ai plus d'un excellent souvenir en littérature étrangère ; en BD coréenne, très récemment : un pur chef d'oeuvre documentaire historique) au... pire. Je crains, en toute espèce d'absence d'objectivité parfaitement assumée, que je viens de découvrir ce pire. Mais commençons plutôt par le commencement. 

Il y a donc peu de temps, je recevais cet ouvrage que je pensais sincèrement de LITTÉRATURE SF, intitulé Douze années-lumière, commis par un certain M. Jean-Baptiste Rudelle, mais accompagné par le bandeau véritablement rédhibitoire que voici : «Le futur de l'humanité vu par le pionnier de la French-Tech», accompagné d'un photo éminemment sympathique de l'impétrant. Bien sûr, j'ai appris à me méfier de ces mises en avant éditoriales qui, par soucis de trop bien faire, provoquent chez moi l'effet voulu inverse. Aussi, et malgré une quatrième de couverture à peine plus engageante, et tâchant de mettre toutes mes préventions de côté, entamé-je donc ce compendium de la pensée néo-libertarienne (c'est à dire à la mode européenne, avec son zeste indispensable et compassé de fausses pudeurs), techno compatible, pro-business, pro-vegan, hipster (moins l'âge et la barbe), et pour tout dire, digne des grandes heures de cette "Start-Up Nation" tant vendue par un certain président de la République, vrai-faux futur candidat au renouvellement de son premier bail locatif... Permettez-moi aussi de passer sur tous les "anti-quelque chose" que cela implique. Disons que dès que quoi que ce soit - une loi, une réflexion philosophique ou éthique, une "coutume", etc - sur notre vieux continent est un rien critique - lire "négatif" -, supposément passéiste, abominablement déontologique et insupportablement étatique, il est urgent, selon notre auteur, de voir tout cela comme des freins au progrès sans frontière, des abominations contre les Lois du Marché qui est TOUT, au "Time is Money" et autres "TINA" de bon aloi chez tout ultra-libéral qui se respecte. Fin de la digression. 

Pourquoi, songeront mes éventuels lectrices et lecteurs, ainsi entamer la critique d'un livre qui se veut tout d'abord fictif - même si de "science" - avant que d'être, pour celles et ceux que cela intéresse au fil de leur lecture, un essai économico-socio-idéologico-environnemento (mais pas trop)-prospectif (NB : chaque chapitre est suivi d'une  série de réflexions de l'auteur sur ce qu'il suppose pouvoir - devoir ? - être le monde à venir). Parce que, justement, et à l'instar de la fameuse toile du peintre belge René Magritte «Ceci n'est pas une pipe», je peux affirmer sans trop de mal : «Ceci n'est pas un roman de Science Fiction», malgré des apparences bien trompeuses. Car, s'il y a bien une partie, majoritaire en termes de pagination, fictive dans cet étrange bouquin, celles-ci relèvent avant tout de la futurologie, cette pseudo-science qui passe son temps - depuis qu'elle existe - à se fourvoyer et à se contempler dans le miroir aux alouettes de ses âneries pour gogos technophiles.

Elle conte l'histoire d'une jeune femme, Lucie (clin d'oeil à la Lucy découverte par le célèbre paléontologue Yves Coppens, vue comme archétype de la première femme humaine ? C'est possible mais permettez d'en douter, tant l'ouvrage est dénué de la moindre référence à quelque science humaine que ce soit, autrement que comme vague verni culturel), jeune française de 24 ans vivant dans une lointaine année 2354 qui parvient à être admise dans un programme spatial très restreint et hors-norme, puisqu'il s'agit de partir coloniser une exoplanète sise à douze années-lumière de la nôtre, grâce à un chantage très #BalanceTonPorc sur le directeur et principal promoteur de cette incroyable mission. Passons rapidement sur la description très post-moderne (et donc, en réalité, une projection très contemporaine, à trente ou quarante années, d'un futur possible, c'est vrai, mais aussi, pour bonne part, d'évidence souhaité par notre plumitif) de ce monde futur, entre climat détraqué (et surtout très chaud) et hyper-technologie, ce qui est bien normal de la part d'un proclamé "Le pionnier de la French Tech", si l'on en croit le bandeau qui accompagne le livre. Peu de risque, ici, de revirement civilisationnel, comme cela s'est pourtant produit à plusieurs reprises au fil de l'histoire humaine, moins encore d'effondrements, comme ceux décrits par l'essayiste Jared Diamond dans son célèbre ouvrage Effondrement. Non : Jean-Baptiste Rudelle, fort des conclusions du "Think-tank" qu'il a lui-même créé - on n'est jamais mieux servi que par soi-même, n'est-ce pas ? -, est un optimiste indécrottable, le post-apo n'est pas sa tasse de silicium, et puisqu'il s'agit ici d'exposer sa vision techno-libertarienne, tâchons de nous adapter à ce monde futur très Silicon Valley. Lucie parvient donc à quitter notre petite planète bleue sur laquelle elle semble s'ennuyer, pour un voyage sans retour ni fin puisque, malgré d'incroyables progrès de la médecine, l'espérance de vie de ces temps ne parviendra pas à dépasser les quelques cent vingt ans... D'ailleurs, elle aura moins le temps de s'embêter, là-haut, entre deux astres : les conditions de vie dans l'espace et les rayons cosmiques lui abaissant son espérance à seulement quatre-vingt ans, les bras levés. La pauvre ! 
On va ainsi la suivre, pas très longtemps - place aux jeunes ! - confinée avec ses deux autres compagnes de fortune, ou d'infortune, c'est selon. On aura droit, très rapidement, à une seconde génération, à la "fille" de Lucie, une rebelle qui finira mal et plus rapidement que prévu (on ne sait plus trop qui est vraiment mère biologique ou pas dans ce fatras idéologique qui se cache derrière les oripeaux de la SF, des gamètes ayant été âprement sélectionnés entre les pays les plus importants au moment du départ. À ce propos, notre auteur a une dent très sévère à l'encontre de la vieille Europe dont on comprend qu'il ne lui donne pas cher de sa peau dans l'avenir - proche ou lointain - du monde. La faute aux normes, aux administrations, à sa crainte de l'avenir et à son (fichu) principe de précaution. Circulez, il n'y a plus grand'chose à voir ni à faire ! de fait, les futurs colons seront génétiquement de presque partout sur la planète, sauf du vieux continent, à une ou deux exceptions prêt. Et toc !  

Quelques douze-années lumières et cent quarante années terriennes plus tard, tout notre petit monde atterri sur la planète promise, avec dans ses bagages, la petite fille - pas de prime jeunesse mais encore vaillante - de Lucie ainsi qu'une flopée de jeunes gens sortis tout frais pondus de la couveuse emportée sur le vaisseau galactique. Evidemment, on ne prendra guère le temps de s'attacher aux personnages : ils sont psychologiquement aussi développés qu'un robot martien américain et ne répondent qu'au besoin scénaristique et démonstratif de notre romancier débutant. Par un bel effort de syncrétisme "hard-fictionnesque", Jean-Baptiste Rudelle développe une ultime partie consacrée à la colonisation de Kanuta proprement dite. Oulala ! Tout ne va pas aussi bien que prévu ! Oulala ! Heureusement qu'il y a une vraie cheffe - pardon : PéDéGère -  pour savoir comment sauver tout le monde (cette fascination pour la verticalité la plus managériale possible est confondante, sous un pseudo-verni vaguement "team building")... En réalité, cela faisait déjà pas mal de temps et de pages que j'avais fini par me désintéresser presque totalement à cette plate histoire, vague résumé de séries Z ou de romans de gare (il s'en trouve parfois de surprenant. Pas cette fois), mais je m'amusais, non sans grincements ici et là, à contempler le dogmatisme mou de cette religion de la technoscience, mitonnée de management et de business plans, de greenwashing tellement bien intégré, intellectuellement, que j'ai pour certitude que son promoteur croit profondément à la générosité éco-responsable de ses dires, toutes ces billevesées langagières et communicantes post-contemporaines que l'auteur s'évertue à expliquer, démontrer, appuyer, page après page, tant au fil de cette histoire sans grand relief que dans celles, explicatives et prospectives qui concluent chaque chapitre.

On aurait presque apprécié que ce fut aussi mal écrit que pensé mais l'auteur ne nous fait même pas ce plaisir, se contentant d'un style médiocre et laborieux, assurément limpide, sans erreur particulière, ni relief, ni laideur. Un style prêt à mâcher, aussi attirant et insipide qu'un hamburger de clown américain connu, qui ne fatigue pas, l'essentiel tenant dans le message proto-libertarien que M. Rudelle tient à faire passer. On appréciera les nombreuses références à des personnalités éminemment libertariennes de notre temps. La première d'entre elles, dont je peine encore à comprendre ce qu'elle fiche ici, étant relative au créateur de Pay-Pal, véritable "administration-killer" s'il en est. Elon Musk, plusieurs fois mentionné, semble, par ailleurs, faire l'objet d'une étrange "fascination-détestation" qui confine presque à la jalousie entre stars... mais je n'ai pas fait Bac Voici-Gala-Closer pour être absolument certain de ce que j'affirme. On passera sur la très rapide mais évocatrice mention que ce monsieur se fait du bas peuple. On oubliera que pour lui, tout, ou peu s'en faut, n'est que marchandise et technologie. On appréciera - ou pas - cette manière de voir le monde de demain comme s'il ne pouvait être que le fruit d'une progression utilitariste quasi sans fin - bien qu'il se désole, c'est une de ses notes, du fait que tout n'est pas technologiquement possible !, que ni l'histoire, ni la sociologie, ni les "surprises" que peuvent s'infliger les peuples et les gens à eux-mêmes ne semblent sérieusement exister (sauf si c'est pour gagner un peu plus de pognon) -.  Ce bouquin semble s'être arrêté à cette notion, pourtant aujourd'hui - plus que jamais aujourd'hui où la Russie envahit l'Ukraine - totalement mise au oubliettes de la pensée humaine que furent les élucubrations de Francis Fukuyama, de la "fin de l'histoire". De ce fait, il nous semble à prendre autant au sérieux que ces futurologues d'il y a quarante ou cinquante ans qui prédisaient dix ou douze milliards d'être humains à l'horizon 2020, qui expliquaient, sans rire, la fin de toute ruralité - remplacée par un immense vide - et l'émergence d'une sorte de mégalopole continue reliant Lille, via Paris et Lyon, jusqu'à Marseille, qui annonçaient aussi la terraformation imminente de Mars, des voitures individuelles volantes partout (M. Rudelle nous fait la grâce d'expliquer qu'elles n'existeront pas et pourquoi. Ce dont personne ne se doutait. Merci à lui de nous éclairer si bien), etc, etc, etc. 

On notera enfin que l'auteur aime à se renvoyer des baballes qu'il a lancées, à se donner une image plaisante (auto-satisfaites) de lui-même en usant d'un genre particulier : celui de féliciter certains de ses propres personnages pour les excellents choix qu'ils font au fil de l'histoire, et qu'il n'aurait su, lui, l'auteur, mieux prendre. Je n'avais, jusqu'à ce jour, jamais vu tel procédé. C'est proprement ébouriffant, et la troisième personne du singulier qu'un certain Jules César use parfois envers lui-même - Alain Delon dans ses grandes heures, identiquement - semble dès lors définitivement dépassée. Mais tout ceci est à l'image de la page wikipedia de M. Rudelle qui fait passer les grandes hagiographies médiévales de saints ou de rois pour les plus violents ouvrages critiques jamais rédigés. Qu'on se le dise, nous sommes sauvés !

En conclusion... Vous aurez compris que je n'ai guère apprécié cette lecture, à peine digne du niveau moyen des romans auto-édités que j'ai pu lire à ce jour (je ne me réfère qu'à mes seules expériences en la matière et j'attends toujours à être détrompé). D'ailleurs, et pour des raisons que je préfère franchement ignorer, c'est le seul roman publié par cet éditeur - n'avais-je promis d'y revenir ? -, exclusivement consacré par ailleurs, au management, au business, au monde vaste et froufroutant des affaires. Il faut aussi de ces éditeurs-là, assurément. Mais que diable allaient-ils faire dans cette galère, c'est la question que je me suis (brièvement, ayant bien d'autres choses à faire) posée.
À moins d'avoir une critique à faire (Argh!), voilà donc un ouvrage à éviter urgemment. Plongez-vous plutôt du côté d'Arthur C. Clarke (cité et parfaitement mal compris par l'auteur de Douze années-lumière), de Kim Stanley Robinson ou de Donald Kingsbury si vous souhaitez découvrir de la "Hard-SF" de grande tenue : tout n'y est pas inévitablement crédible ni possible mais, comme pour tout bon roman d'imagination, ces oeuvres usent d'un élément indispensable et parfaitement inconnu de M. Rudelle qui les rend aussi captivantes que magistrales malgré des défauts que notre impétrant pointe du doigt, du haut de sa french-techitude : le sens de la métaphore. 
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