Durant un certain nombre d’années, j’ai été incapable de rendre visite à ma mère, mes grands-parents, mon frère, de leur leur téléphoner, ou même de prendre leurs appels. Je pensais à eux, j’avais peur qu’ils soient déprimé, seul, malheureux, malade, ou qu’ils meurent, mais je ne faisais rien, rien d’autre que d’y penser. J’ai aussi, durant un certain nombre d’années, passé mon temps, à quitter mes petits amis, sans prévenir, alors regretter ensuite, persuadé que j’avais commis une erreur terrible jusqu’à me rendre malade. L’un d’eux, que j’avais poursuivi de messages erratiques, a fini par revenir. « tu es cinglé, mais je t’aime » m’a-t-il dit, tandis que je cherchais avec angoisse la porte de sortie. Ensuite, j’ai cessé de lui répondre, j’ai simplement disparu. En moi, vivait un esprit romantique et psychopathe. J’avais la sensation d’être folle et cruel, ou possédé. J’ai fini par comprendre, ce qui n’était pourtant pas bien compliqué, mais tout à fait une excuse, que j’étais incapable de me coltiner le réel. Il fallait que je me tienne à distance, dans un sans interaction, ni être humain, ou je pouvais rêver ma vie.
L'histoire appartient aux êtres qui parlent fort, effaçant ceux dont la parole est plus modeste ou plus fragile
J'ignore si ces jeunes gens sont romantiques ou dangereux, rêveurs ou fous, à coté de la plaque ou au coeur du réel. Je ne sais d'où provient la violence, d'eux ou du système, je ne sais s'ils sont des résistants, des aventuriers , des Pieds Nickelés ou des gangsters. Peut-être sont-ils tout cela à la fois, peut-être rien de tout cela. Mais ce qui m'apparaît , et m'est étrangement familier, c'est le glissement. Cette ombre qui se déplace, de manière imperceptible, et les conduit dans un lieu solitaire, de plus en plus loin des autres, et d'eux-mêmes. Un mouvement qui les emporte à travers le temps et l'espace à la façon du courant d'une rivière , tandis que l'ombre les recouvre. Et soudain, ils sont là, plongés dans l'obscurité, et ils s'apprêtent à commettre l'irréparable.
Les mots d’Yves S., “tu dois[…] cesser d’y revenir sans cesse”, étaient-ils l’expression de la présence dévorante du non-dit? Ma blessure, après avoir occupé mon corps, lui était-elle revenue? Il me semble qu’Helyette et moi jouons à notre tour une partie avec un adversaire invisible.
Ce qui n’existe pas insiste, insiste pour exister.
A cette période, nous abandonnons peu à peu nos visites de l’animalerie du centre-ville, l’aquarium devient sale, presque boueux. Les parois se couvrent d’algues noires, les poissons meurent ou de dévorent entre eux. Cet aquarium est notre famille en miniature: un milieu trouble, à l’abandon. Une vitrine que l’on a entretenue pendant quelque temps avec un soin maniaque, l’exposant fièrement aux regards, mais qui nécessite une telle énergie, pour imiter le réel, que finalement, on lâche tout, d’un seul coup, exténué. L’aquarium est là sous nos yeux, mais on ignore ce qui s’y déroule, derrière le rideau d’algues. Personne n’y prête plus attention.
Elle parle en regardant ses mains, posées à plat sur la table, comme si elle ne les avait jamais vues. J’entends sa voix, depuis les profondeurs, les mots qu’elle prononce sont stupéfiants et familiers à la fois. Ils rejoignent un endroit inconnu en moi, où tout est déjà là. Elle ne m’apprend rien. Elle ouvre simplement une porte, en glissant une clé à l’intérieur de mon cœur.
Nos vies se déroulent ainsi, entre les invasions de souris et le passage des mésanges. Nous oscillons de l'un à l'autre, et entre les deux, nous traçons notre route comme nous le pouvons, tandis que le temps s'écoule et ne s'écoule pas.
... comment demander pardon quand l'Etat, de son côté, refuse d'envisager ses responsabilités ? Le pouvoir serait exempt de crime, de violence. Il ne s'interroge pas.
Ce qui n'existe pas insiste, insiste pour exister.
Ne vous approchez pas trop du cœur d'autrui, vous ne serez plus jamais sûr de rien.