Summer

J'avais eu la sensation étrange de découvrir une part secrète de la personnalité de mon père, quelque chose de doux et d'indécent à la fois, une part que personne n'aurait dû voir, et qui s'était échappé de lui, par inadvertance. Ce soir là, quelque chose avait bougé dans l'univers, un déplacement minime, mais qui avait profondément modifié notre essence, on aurait dit que nous n'avions plus aucun contrôle de nous-même, nous étions devenus si spontanés que c'en était terrifiant.

Nous ressemblons à une belle paire de vaincus, frustrés, hors circuit, mais nous ne renonçons pas : nous cherchons Summer. Mes doigts tremblent, ceux du docteur Traub sont luisants et boudinés comme des saucisses d'apéritif mais nous lui confectionnons une robe diaphane, dans une étoffe souple comme du vent en attendant qu'elle s'y glisse, quelque chose, son essence, son coeur, ou ne serait-ce que le souvenir, tout ce qui reste de son passage dans nos vies.

Les réponses sont parfois plus difficiles que les questions.

elle cherche peut-être à se donner une contenance, ou c'est ainsi que cela a toujours été, dans le monde de mes parents : le vernis social et de politesse étouffe les émotions, comme des insectes dans un bocal de verre.

Je n’avais aucune idée de ce que ma mère ressentait, et cela rendait le monde plus mouvant, plus terrifiant encore. (p. 27)

Maman racontait en riant qu'à la naissance j'étais tellement hideux que, durant la nuit, elle avait marché dans les couloirs de la maternité, dans sa longue chemise de nuit, en espérant retrouver son vrai bébé, le beau nourrisson qui lui appartenait.

Peut-être est-ce la seule chose qui reste à faire quand on n'a plus ni souvenirs, ni émotions: retrouver des vestiges, creuser avec ses doigts dans la terre, reconstituer des squelettes, épousseter les fossiles, mais même là, il est probable qu'on ne parvienne jamais à saisir la vie qui les animait, pas même à l'effleurer.

Il semblait étranger à l’idée même de tourment, il était là, de plein pied dans la vie et l’instant, tandis que j’étais ce type bizarroïde roulant du gravier entre ses doigts, appuyant sur la pulpe pour se prouver qu’il est bien là, un corps matériel appartenant à ce monde, et non une entité gazeuse sans contours, des particules plus invisibles que l’air lui-même.

Je suis la preuve vivante que l'on peut vivre sans les êtres que nous aimons le plus, ceux-là même qui rassemblaient les milliers de fragments minuscules qui nous constituent. Ces êtres que l'on est terrifiés de perdre, parce qu'ils nous donnent la sensation d'être réels, ou du moins un peu moins étrangers au monde, et puis, quand nous les avons perdus, nous n'y pensons plus.

Il n'a pas prononcé son nom. Comme à peu près tous les êtres humains que je rencontre depuis maintenant vingt-quatre ans et qui jouent avec moi la grande pièce de théâtre de l'innocence, avec plus ou moins de talent.