Les hommes du shérif avaient été les premiers à réagir au coup de fil de Tom, qui s’était empressé de rejoindre son pick-up pour donner l’alerte. L’un d’eux avait sorti du coffre de la voiture une vieille pelle pliante de surplus militaire et s’était mis à creuser. L’odeur empirait inexorablement. Il s’activait depuis une vingtaine de minutes quand sa pelle avait touché des ossements.
Entourée de noyers noirs et de chênes, la zone de sol nu mesurait environ trois mètres cinquante sur quatre, soit à peu près la surface d’une chambre dans les maisons des années cinquante que nous avons ici en abondance. Elle était légèrement en contrebas du terrain environnant et présentait des entailles à angle droit qui semblaient tout sauf naturelles, comme si elle avait été retournée à grands coups de pelle. Des vrilles de kudzu et de lierre noueux en chatouillaient les bords.
Nous découvrîmes les cadavres à trois kilomètres de la ville, près de l’ancienne carrière de gravier. Tom Bales était en pleine partie de chasse matinale quand sa chienne Mattie avait lâché la caille qu’elle rapportait avant de galoper jusqu’à une étendue de terre remuée, d’où elle n’avait plus voulu bouger. Il l’appelait, elle faisait quelques pas vers lui puis rebroussait chemin et se remettait à aboyer et à tourner en rond. C’était l’odeur qui l’avait saisi lorsqu’il s’était enfin approché. De champignon, d’obscurité. De cave.
– Il t’arrive de repenser à ton enfance, Lamar ? À cette part essentielle de notre vie qui nous manque ?
– Comme je te l’ai déjà dit, je n’en ai jamais vu l’intérêt. Je n’en ai jamais eu envie. Je me suis construit sans éprouver ce besoin-là. S’il nous manque quelque chose ? Sans aucun doute. Mais c’est pour ça qu’on lit, non ? Pour ça qu’on tisse des liens avec les autres. Ça nous permet de nous faire une idée de ces vies qu’on ne peut pas vivre.
J’ai progressivement pris conscience qu’aucun endroit où j’étais passé n’arrivait à la cheville de Willnot sur le plan de la tolérance envers sa population. Sans encourager en quoi que ce soit les comportements transgressifs ou aberrants, la ville refusait d’isoler leurs auteurs ou de les mépriser. Mue par une sorte de fatalisme collectif, elle préférait regarder ailleurs et vaquer à ses occupations.
Mais je pense que mon toubib le sait déjà.
Stephen avait vingt-trois ans. Cinq ans plus tôt, ses parents et sa sœur étaient morts sur la route, tués par un chauffard qui avait pris la fuite. Stephen aurait dû être avec eux dans la voiture mais avait supplié qu’on le laisse à la maison. Au cours des deux années suivantes, nous l’avions vu passer du désir ardent de mettre la main sur le chauffard à la conviction qu’il y avait eu collision intentionnelle, que ce n’était pas un accident mais un meurtre avec préméditation.
Ça ne peut que mal finir. Et les conclusions, c’est bon pour les avocats, les dissertations et les romans.
En radiologie, on nous apprend que les angles droits n’existent pas dans la nature : si les rayons X en montrent un, c’est qu’il y a un loup. Dans le monde de Richard, les angles droits et les diagonales sont omniprésents.
La terre coûte cher. Dans ce coin-ci, personne ne sait au juste à qui elle appartient. Il y en a qui s’imaginent que ça veut dire qu’elle est gratuite.