AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Charybde2


Justice pour les Champignons ! de retour à ses amours du fantastique historique, Albert Sánchez Piñol force sans doute un poil sur la farce pour un résultat néanmoins très réjouissant.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/07/11/note-de-lecture-fungus-le-roi-des-pyrenees-albert-sanchez-pinol/

1888, entre France, qui continue de ronger son frein nationaliste après la terrible défaite de 1870 face à la Prusse et la sanglante répression de la Commune de 1871, et Espagne, qui se remet à peine de la troisième guerre civile carliste en moins de cinquante ans, et ce malgré la prise en 1876 de la capitale navarraise des partisans de la branche aînée des Bourbon et la fuite vers la France de leur prétendant au trône, la barrière pyrénéenne est traversée de quelques passages peu engageants, vallées encaissées entre les montagnes, où règnent, hors des rares incursions de la Garde Civile ou de la Gendarmerie, quelques ramassis de contrebandiers et divers réprouvés ayant la haute main officieuse sur ces confins. Dans l'une de ces vallées quasiment mythiques, qui va jusqu'à partager avec l'Andorre le nom de son chef-lieu, La Vella, et où la langue catalane chère à Albert Sánchez Piñol règne également en maîtresse, Ric-Ric, un activiste anarchiste de piètre envergure, en fuite face à la répression policière qui fait alors rage à Barcelone, est réduit en esclavage (de justesse, car la mort le guettait de fort près) par les brigands sur lesquels il est tombé, par une maladresse chez lui presque systémique. Destin qui n'aurait certainement pas eu grand-chose de singulier si, un soir de beuverie débridée et de rêves d'amour en début de matérialisation, Ric-Ric n'était tombé sur trois champignons aussi géants que vivants, désormais plus ou moins voués à son service. Voilà tout à coup de quoi changer la vie d'une personne, d'une vallée et peut-être du monde !

On sait depuis les remarquables « La peau froide » (2002) et « Pandore au Congo » (2005) à quel point le Catalan Albert Sánchez Piñol aime à jouer de peuplades fantastiques surgissant aux confins, océaniques ou souterrains, de notre monde connu, pour y confronter avec humour et sens du drame nos frêles certitudes. On sait aussi depuis « Victus » (2012) – dont la lectrice et le lecteur français restent inexplicablement pour l'instant privés de la « suite », « Vae Victus », pourtant publiée en 2015 en Catalogne – à quel point il excelle à transformer des moments-clé de l'histoire de son pays en savoureux petits monuments picaresques dignes du roman historique rénové et savamment anachronisé, à la Wu Ming ou à la Valerio Evangelisti.

Agrémenté d'une superbe couverture et nourri des illustrations intérieures de l'artiste-peintre Quim Hereu, tenant entre autres de l'école imaginaire de l'estrambotismo, « Fungus », publié en 2018 et traduit du catalan en mars 2021 chez Actes Sud par Marianne Millon, renoue nettement avec la veine la plus fantastique de l'auteur, même si les lieux de l'affaire ont cette fois à voir avec la très catalane Andorre et avec la mythologie pyrénéenne des muscats et des menairons, plutôt qu'avec l'Atlantique Sud ou le bassin du Congo, et même si la présence en force de la Garde Civile et de l'Armée française, le moment venu, inscrivent aussi cette fable dans les marges de l'histoire moderne de la Catalogne.

Comme s'en expliquait l'auteur dans un bel entretien de novembre 2018 avec Gustau Nerin, bourré d'humour et de petits grains de folie, dans les colonnes du journal catalan El Nacional (à lire ici), il y a une jouissance particulière à pousser les crans possibles des détours ethnographiques, pour l'anthropologue de profession qu'est l'auteur, et de se donner des moyens inhabituels et hilarants de conduire des expériences de pensée autour du pouvoir en soi (mis en scène dès les premières lignes à travers une légende carolingienne fondatrice, transmise de père en fils parmi les muscats catalans), de l'instinct d'obéir face à l'instinct de commander, de la définition centrale du « Ici, qui est le patron ? », du test de l'intuition de Marcel Mauss disant que le pouvoir résiderait dans la société et non dans le leader. S'il faut pour cela construire, sur la frontière pyrénéenne, un véritable western sous la neige, bannissant soigneusement néanmoins tout romantisme de la contrebande comme du paysage, qu'à cela ne tienne : Albert Sánchez Piñol est notre homme. Tout au plus pourra-t-on s'interroger sur le réglage du volume de farce contenu dans cette fable mycologique totalement débridée, où la gaudriole et la tactique du gendarme s'affrontent à grandes rasades de vin chaud, dans une horreur malgré tout omniprésente : là où Pierre Senges et Vladimir Sorokine, pour ne citer qu'eux, maîtrisent à la perfection les mécanismes fins de leurs carnavals bakhtiniens respectifs, il me semble que l'auteur catalan, moins expérimenté dans ce domaine-là sans doute, utilise moins adroitement par moments ses meilleures munitions d'humour noir et de rire gargantuesque. Il reste évidemment indéniable que même un roman au calibrage contrasté de la part d'un tel auteur demeure plus intéressant ou captivant que plus de 95 % de l'actuelle production romanesque.
Lien : https://charybde2.wordpress...
Commenter  J’apprécie          60



Ont apprécié cette critique (6)voir plus




{* *}