Un hiver à Madrid

On dit que chacun en ce monde peut trouver son âme soeur, et c'est vrai, mais ce qu'on ne dit pas, c'est qu'elle peut parfois vous être reprise, et disparaître à jamais.

A présent, dans le froid de la nuit, les doutes revenaient l'assaillir. Le prêtre avait dit que le marxisme était une foi mensongère... Il s'efforça de se concentrer sur une image réconfortante qu'il évoquait parfois quand il n'arrivait pas à dormir, une scène d'une vieille bande d'actualités soviétique qu'il avait vue autrefois à Londres : des tracteurs roulant à travers des champs de blé infinis, en Russie, suivis de travailleurs qui chantaient en récoltant la moisson abondante.

"_ Etes-vous médecin ?
_ Infirmière. Mais il y a des années que je n'exerce plus. Je suis devenue une bureaucrate, avait-elle répondu, avec un petit rire d'autodérision.
_ Ne vous dénigrez pas, le monde a besoin d'organisation.
_ Je crois que je n'avais jamais entendu dire ça ! avait-elle rétorqué, en riant de nouveau. Quelle que soit l'utilité du travail qu'on accomplit, le mot "bureaucratie" a toujours l'air péjoratif."

Il se rappela sa toute première vision de la plage de Dunkerque, quand, arrivé au sommet d'une dune, il avait découvert les colonnes de soldats se déroulant tels des serpents noirs et interminables dans la mer couverte d'embarcations de toutes tailles; il avait même aperçu un bateau de plaisance à côté d'un dragueur de mines. Certaines de ces embarcations n'étaient plus que des épaves fumantes; les bombardiers allemands vrombissaient dans le ciel, s'abattant en piqué avec des hurlements stridents pour larguer leurs bombes sur les hommes et les navires. Et la retraite avait été si précipitée, si chaotique que l'horreur et la honte qu'il avait ressenties avaient été presque trop dures à supporter. Cette nuit, assis dans cet abri, il éprouvait de nouveau le même sentiment de honte et d'hébétude, la même impression de défaite totale.

p399 "il ne faut pas s'appuyer sur l'estime d'autrui pour s'estimer soi même"

"_ Avez-vous déjà assisté à une corrida ?
_ Une fois, en 31. Ca ne m'a pas plu. Pourquoi ?
_ La première fois, ça m'a rendu malade, tout ce sang au moment de la mise à mort, l'expression terrifiée qu'on pouvait lire sur la gueule de la bête, après, quand on a apporté sa tête au restaurant... Mais j'étais obligé d'y aller, cela fait partie de mon travail. La deuxième fois, cela s'est mieux passé. Je me suis dit : bon sang, ce n'est qu'un animal après tout. Et la troisième j'ai commencé à apprécier l'habileté du matador, sa bravoure. Il faut savoir fermer les yeux sur les côtés les plus déplaisants d'un pays, quand on est diplomate, comprenez-vous ?"
Ou quand on est espion, ajouta Harry en lui-même. "Mais cela ne commence-t-il pas toujours de la même façon ? Nous nous endurcissons pour nous protéger, et finissons par ne plus voir la souffrance et la cruauté."

Reprenant la discussion, Bernie avait déclaré : "Puisque vous détestez la guerre, vous êtes forcément antifasciste.
_ J'exècre tout le fatras nationaliste sur la race des seigneurs, mais le communisme est tout aussi absurde. Les gens n'ont aucune envie de tout mettre en commun, c'est contre-nature. Mon père est propriétaire d'une boutique, mais il n'est pas riche, et il n'exploite personne."

"Tu racontes vraiment des conneries, Forsyth, avait riposté Bernie. Tu te crois différent parce que tu sors en cachette le soir pour aller boire avec Piers Knight et ses copains. Moi, je veux la liberté pour la classe ouvrière, celle à laquelle j'appartiens. Et notre jour va bientôt arriver.
_ Ce jour-là, je suppose que vous m'enverrez à la guillotine ?
_ Peut-être."

Harry alluma le brasero, passa dans la cuisine, et déposa ses clés dans la soucoupe où il les rangeait habituellement. Elles étaient glacées, après avoir séjourné dans la poche de son pardessus. Il se rappela un vers de Richard III - il avait joué dans une représentation de la pièce, à l'école : Gloucester cherchant l'assurance que le duc de Clarence était bien mort et s'entendant répondre que celui-ci était "froid comme clé."

Sandy se mit à rire. "Hitler a dit un jour que le fascisme pouvait transformer un ver de terre en dragon. C'est ce qui est arrivé à pas mal de vers de terre, ici. Ma foi, il n'y a qu'à les laisser cracher leurs flammes et leur fumée tant qu'ils veulent. Mais je reconnais que cela finit par être lassant."