A quinze ans déjà son visage ingrat et ses formes incertaines ne laissaient présager une croissance en beauté. Ce diagnostic se confirma quelques années plus tard. De taille moyenne, ma fille affichait à vingt ans un embonpoint peu prometteur et une mine revêche. Je dus en prendre mon parti. Comme son père - mon premier mari -, ma fille avait de gros os mais bien peu d'esprit.
Je ne crois pas qu'elle se soit suicidée. Elle s'est fanée peu à peu, épuisée de tristesse.
Le repas du soir fut morne et sans saveur. Elisabeth déclara qu’elle était trop épuisée pour me faire manger. Léonie était rentrée chez elle, Michel me servit d’assistant. Pressé d’en finir, il me fit maladroitement avaler ma soupe, au point que j’en attrapai le hoquet.(…)Sans me laisser le temps de respirer, mon gendre enchaîna aussitôt avec une compote de pommes. (..) J’avais l’impression d’être une oie soumise au gavage
J’avais donc décidé d’aller chez le notaire pour me venger des humiliations qu’Élisabeth m’infligeait. Je savais qu’elle était obsédée par la perspective d’hériter de notre maison de famille. Et très inquiète à l’idée que je décide d’avantager son demi-frère. Brian vivait aux Etats-Unis et ne venait me voir qu’une fois tous les deux ans. Comme feu son père, il était brillant mais un peu volage.
Pour Élisabeth, occuper le terrain – c’est-à-dire ma maison – semblait le plus sûr moyen de parvenir à ses fins. Sans doute s’imaginait-elle ainsi pouvoir contester un héritage défavorable, en arguant qu’elle s’était occupée de moi jusqu’à ma mort. Quoi qu’il en soit, elle se montrait excessivement préoccupée chaque fois qu’une rencontre avec mon notaire était organisée. D’autant qu’en dépit de mon handicap, je parvenais à lui interdire d’assister à ces entretiens confidentiels.
A l’issue de chacun de mes rendez-vous avec Charles de Beaulieu, Élisabeth me jetait un regard interrogateur, parfois proche de la panique lorsque je la toisais d’un air moqueur. Un plaisir innocent dont je ne me privais pas. D’autant que durant les deux jours suivant ces visites, ma fille redoublait d’attentions à mon égard.
Ma visite chez mon ami Charles de Beaulieu avait également pour but de rappeler à ma fille que, même physiquement diminuée, j’étais encore propriétaire des lieux. Élisabeth ne manifestait pas une tendresse excessive à mon égard, mais il était clair qu’elle s’était prise d’une grande affection pour ma maison. C’était peut-être le seul sentiment que nous partagions, elle et moi.
Si elle s'était occupée d'une personne handicapée, j'avais, moi, fait une carrière de violoncelliste...
Recroquevillée dans l'ombre, j'attendais tous les soirs que Madame Chabot eût terminé de récurer la cuisine pour venir me coucher. Une fois leur repas achevé, Elisabeth et Catherine se disputaient, tel un vieux couple, le privilège de choisir un programme de télévision.
Installées confortablement dans mes meubles, elles s'employaient à oublier jusqu'à mon existence.
Je luttais avec énergie pour sortir de cet exil intérieur. Je me sentais encore tellement vivante. p.161
Je luttais avec énergie pour sortir de cet exil intérieur. Je me sentais encore tellement vivante.
Elizabeth ne manifestait pas une tendresse excessive à mon égard, mais il était clair qu'elle s'était prise d'une grande affection pour ma maison.
C'était peut-être le seul sentiment que nous partagions, elle et moi. p.34
Mai
J'ai décidé hier après-midi de tuer ma file. A quatre-vingts ans, cela ne va pas être facile. D'autant que je me déplace en fauteuil roulant.
J'ai décidé hier après-midi de tuer ma fille. A quatre-vingt ans, cela ne va pas être facile. D'autant que je me déplace en fauteuil roulant.