De sinistre mémoire

-Personne n'appartient jamais à personne. On nait seul, on meurt seul, et entre les deux on fait ce que l'on peut pour mettre des meubles dans sa vie. (p292).

Magne observait toujours avec le même intérêt la progression des hommes du commandant Pascal Leroy, chaque fois qu'il en avait l'occasion. Les voir passer la surface du local au peigne fin, millimètre par millimètre, revenait à suivre une course d'escargots à la jumelle, mais il ne s'en lassait pas.

La vérité est celle qui établit des faits, et laisse les passions pour ce qu'elles sont. Les faits ne mentent pas. Seule la façon de les interpréter porte à caution, et à l'erreur.

Ils avaient déjà plongé dans le temps, dans une intense spirale poussiéreuse qui les transporta dans le bruit des obus tombant sur la ville, dans les cris de désespoir des femmes pleurant leurs morts entre des ordres aboyés dans une langue rugueuse et abhorrée. Ils venaient de franchir la mince barrière temporelle qui sépare la relative quiétude de l'époque européenne moderne de l'horreur de l'occupation ennemie érigée en quotidien.

Mais il est vrai que lorsque la solution est connue, le problème n’existe pas. La question elle-même n’existe plus. Seule reste l’inaliénable vérité qui s’impose, sans fard, dans la lumière crue de la connaissance.

— Ça m'a pris un moment, car Raphaël Strubsky n'était pas en math sup, mais en MASS.
— En MASS ?
— Mathématiques appliquées aux sciences sociales.
Raphaël a été reçu il y cinq ans comme major de son année de faculté à Jussieu. Son mémoire était complètement axé sur la machine Enigma, et le rôle que celle-ci a pu avoir dans la modification des flux de populations à la suite de son utilisation dans le renseignement français pendant la Seconde Guerre mondiale.

Magne ne se faisait pas d’illusions sur les rouages de l’âme humaine, dont son métier lui avait appris depuis de nombreuses années que le côté sombre n’est pas le moins épais. Ce que la guerre avait créé, il était persuadé qu’un autre conflit le mettrait à nouveau en gestation dans les esprits faibles, qui seraient prêts à suivre aveuglément un étendard sanglant élevé pour quelques chimères grandioses brandies par un tribun adoubé par la foule.

Personne n'appartient jamais à personne. On nait seul, on meurt seul, et entre les deux on fait ce que l'on peut pour mettre des meubles dans sa vie.

- C'est une enquête de la police judiciaire ! Je ne fais pas dans le centre aéré pour scientifique en layettes ! Nous sommes assermentés, armés et autorisés à travailler dans un cadre légal d'investigation. Je ne veux pas de touriste avec nous !

Magne rageait. Il était passé deux fois à quelques centimètres des assassins, et les deux hommes lui avaient filé entre les doigts comme des savonnettes humides. Il commençait à se faire vieux, c'était certain. S'il continuait dans cette voie-là, on lui retirerait bientôt son badge, et il se retrouverait à un carrefour avec un joli sifflet chromé, un bâton blanc et un gilet jaune.