Mélinda Schilge dresse un beau portrait de femme à la fois forte, courageuse et fragile, en proie à des doutes.
Jeanne raconte à Lucie, petite-fille de sa cousine Marilène, son histoire, des années vingt aux années soixante. J'ai découvert à la fin du roman le rôle déterminant que ce récit allait jouer dans la vie de Lucie, jeune étudiante en 1968. Idéaliste, rêveuse et tourmentée, après avoir écouté Jeanne, que va-t-elle décider de faire ?
Jeanne, qui est parisienne, montre à Lucie sa correspondance avec sa famille d'origine alsacienne et, en particulier, Marilène. Ces échanges de lettres sont l'occasion de lui conter sa jeunesse au lendemain de la Première Guerre mondiale. C'est un roman à la fois psychologique, historique et politique, une saga familiale sur plusieurs générations.
Dans les années vingt, Jeanne se passionne pour la mécanique, au moment où les premières voitures se développent, mais aussi pour un art tout nouveau à l'époque, le septième art : le cinéma. Elle aimerait travailler pour l'industrie cinématographique et aide un dissident allemand à réaliser un documentaire qui met en valeur la violence et la propagande du nouveau parti en pleine expansion : le parti national-socialiste des travailleurs allemands (le parti nazi).
L'autrice s'est peut-être inspirée de ses origines alsaciennes pour peindre l'histoire tourmentée de l'Alsace, qui fut allemande de 1870 à 1914 avant de redevenir française entre les deux guerres mondiales. La correspondance que Jeanne entretient avec sa cousine Marilène établit un pont entre la capitale et cette région dont une partie de la population est germanophile.
Hans, le mari de tante Annie, est allemand. En 1918, sa présence en Alsace redevenue française est problématique, il doit partir quelque temps mais il est aussi rejeté en Allemagne. Son destin tragique est révélateur d'un climat tendu sur fond de montée du nazisme et des idées nationalistes. Où s'arrête l'amour d'une région, de sa langue, l'alsacien, aux sonorités si proches de l'allemand ? Où commence le nationalisme, la haine d'autrui?
Les personnages sont nombreux et attachants, ils font entrer dans la complexité des idées, des relations familiales parfois conflictuelles à cause de divergences politiques. Willi, le cousin alsacien qui aime sa région plus que tout, sera-t-il un nazi convaincu ? Quant à Eugène, le beau-frère de Jeanne, qui a été gravement mutilé durant la Première Guerre mondiale, son patriotisme ne pourrait-il pas faire de lui un sympathisant du nazisme?
J'ai aimé le couple atypique que forment Jeanne et son mari Théo. Leur amour devient solide et profond alors que la passion n'était pas au rendez-vous au début de leur union. Jeanne est différente, elle veut s'intéresser à tout ce qui n'est pas réservé aux femmes. Elle veut être courageuse et fait preuve d'une grande ténacité dans sa lutte contre les idées nazies, elle fera aussi l'expérience de l'échec, de la peur. S'engager dans la Résistance, c'est aussi être capable de tuer. le pourra-t-elle ? Comment se terminera son combat ?
Mon seul regret : l'évolution du personnage d'Irmine, la femme de ménage qui boite, à laquelle Jeanne s'identifie. Comme elle, Jeanne avance avec courage et ténacité dans la vie. le fait de boiter devient le symbole des difficultés qui se trouvent sur notre chemin et qui nous empêchent parfois de bien faire comme nous l'aurions souhaité. L'évolution d'Irmine m'a attristée. Elle m'a poussée à m'interroger sur les causes de la montée du nazisme. La crise de 1929 et la rancoeur des « petites gens » ? Je préfère utiliser l'expression « gens aux modestes revenus et position sociale ».
Pour ma part, j'ai tendance à penser que certains patrons et détenteurs de capitaux ont, dans les années vingt et trente, préféré choisir Hitler et son nouveau parti plutôt que Staline, qui a commis lui aussi son lot d'atrocités. La peur de l'abolition de la propriété privée et de la collectivisation, mises en oeuvre par Staline, les a incités à fermer les yeux sur une autre réalité tout aussi effrayante : la montée de la haine raciale, les lois antisémites, les pogroms comme durant la nuit de cristal, les camps de concentration pour intellectuels et dissidents, l'euthanasie pour les handicapés mentaux qui furent les premiers à tester l'efficacité des chambres à gaz etc.
Jeanne est un personnage vraiment tragique dans sa lutte du pot de terre contre le pot de fer. Tout est joué d'avance mais comment faire pour empêcher l'inéluctable ? C'est à la fois un drame intime et collectif qui invite à s'interroger sur les mécanismes de la haine. Comment naissent-ils et comment les empêcher de proliférer ?
Je remercie
Mélinda Schilge de m'avoir permis de découvrir son nouveau roman.