
Je me lançai :
— On m’a informé d’un autre danger, moi, un danger qui viendrait de nouveau du côté allemand. Le Parti nazi…
Je n’eus pas le temps de terminer :
— Tu ne sais pas de quoi tu parles, m’assena-t-elle. Ses traits s’étaient épaissis.
— C’est un ami qui…
Je lui décrivis les images de Kurt et son expérience malheureuse auprès de l’un des instigateurs de ce parti.
— Ne te mêle pas de cela, conclut-elle.
Tandis que j’essayai de m’exprimer, elle avait gardé un regard fuyant. J’avançai le buste en fronçant les sourcils :
— Mère, tu m’as toujours dit qu’il fallait que nous ayons notre opinion, nous, les femmes. Une autre voix s’éleva.
— Jeanne, ne t’obstine pas, trancha mon père.
Son intervention me surprit. Quant à Mère, elle inspira longtemps et plissa les yeux. Puis elle baissa le ton en tournant la tête :
— Il ne s’agit pas de cela. Oma dit que : « Le seul ennemi contre qui il faut se battre est celui qui nous empêche d'aimer. »
— Et ?
Elle savait qu’en évoquant Oma, elle touchait une corde sensible. Mais cette fois-ci, je ne me laisserais pas faire, d’autant que sa phrase, si elle semblait belle, était particulièrement opaque au regard de notre discussion. Sentant que je me braquais, Mère se leva vers la fenêtre noircie par l’arrivée de la nuit.
— C’est trop compliqué. Concernant notre relation à l’Allemagne, je te demande de ne pas prendre parti. C’est la seule façon de ne pas couper l’Alsace en deux. J’ai mis du temps à comprendre. Pour l’amour des nôtres, il faut rester neutre : accorder du crédit aux deux pays.
— Si tu avais vu les images filmées par mon ami, tu saurais qu’il faut que nous combattions ce parti.
[…] Mère ne répondit pas tout de suite. Elle éleva la voix, le poing serré, en inspirant profondément.
— Ne te mêle pas de cela, répéta-t-elle. Tant que nous parvenons à préserver l’unité de notre famille, nous ne devons pas laisser notre colère nous mener à des combats fratricides. Nous devons nous préoccuper uniquement de permettre à notre famille de repartir sur de meilleures bases. L’Allemagne a façonné une partie de l’Alsace d’aujourd’hui. Nous ne pouvons pas faire comme si ces liens n’avaient jamais existé, mais en tenant compte de cela, nous devons aller de l’avant et l’aider à revenir dans le giron français.
— Tu ne comprends pas, je ne te parle pas de l’Allemagne, je te parle d’un parti, qui se trouve à deux pas de chez nous et qui n’hésite pas à recourir à la violence !

Aujourd’hui, il m’est arrivé une chose terrible : je me suis rendue à la boulangerie pour chercher le pain. La boulangère a retenu la miche : « Je ne suis pas sûre qu’il y ait du pain pour les amis des boches ici. »
Quelques jours auparavant, j’avais reçu une lettre de mon amie allemande, j’étais tellement heureuse lorsque le facteur me l’a remise… L’histoire a fait le tour du village.
Il y a eu la boulangère, puis Willi : « Tu as bien raison de soutenir les Allemands, va, ce ne sont pas les Français qui vont nous aider à rester Alsaciens », m’a-t-il dit quand je me suis plainte.
C’est trop pour moi. À toi je peux le dire : je voudrais aimer mes racines françaises et mes coutumes alsaciennes, sans avoir à rejeter tous les Allemands. J'ai la fenêtre grande ouverte et les gouttes tapotent le Suffel en contrebas. Je voudrais qu’elles m’emmènent jusqu’à la ville. Il me semble que les gens d’esprit, ceux de l’université, échappent à ces dilemmes. Leurs idées s’envolent au lieu de s’enterrer dans nos campagnes. Mais qui tiendrait la maison quand ma mère travaille à la poste ?

Je me remémorai cette foule, immense, qui m'avait tant impressionnée en 1918 et que j'avais voulu dénombrer. Aujourd'hui, j'avais lâché prise et les illusions s'étaient envolées. Je touchai du doigt quelques constellations. Je souris. Pendant toutes ces années, les choses ne s'étaient pas déroulées comme je les avais pensées, mais de mes élans, de mes certitudes, de mes engagements, de mes colères, il me restait quelques réalisations, des sentiments aussi. Mes origines alsaciennes m'avaient appris que des appartenances aussi fortes que la nationalité pouvaient être déracinées. […] Après que la montée du nazisme avait effacé l’insouciance née de l'armistice de 1918, je l'avais combattu sans héroïsme, mais avec constance. J'avais fait ce que j'avais pu, un peu comme Irmine, qui, chaque matin se trainait au travail malgré son pas boitillant, mais sans succomber à la tentation d’expliquer le malheur, de faire porter le chapeau à des boucs émissaires désignés puis violentés. Avec Théo, j'avais appris à aimer. Nous avions aussi tamisé nos différences pour avancer ensemble.

Je m’apprêtai à me diriger vers un autre tableau quand il me donna son prénom : Eugène. Il m’expliqua qu’il demeurait ici toute l’année, « le temps que je me fasse au regard de tous ceux qui ne voient en la guerre qu’un caprice de notre époque qu’ils pourraient effacer à grand renfort de fêtes en paillette ». En revanche, il ne me demanda pas mon prénom. Plus tard, je compris qu’il le connaissait déjà. Il resta un moment silencieux. Je crus qu’il allait continuer sa visite guidée. Cependant, il résolut :
— Une femme cultivée, discrète et peu émotive… décidément, oui, je vais vous ramener à mon frère. Vous êtes peut-être un peu trop intelligente pour lui, mais il ne s’en rendra pas compte.
Il me tendit son bras. L'ironie avec laquelle il me conduisit aurait pu être touchante s'il ne l'avait pas accompagnée d’une grimace moqueuse, mais je le suivis sans résistance. Votre frère, je le connais, pensai-je. C'est un jeune premier comme j'en ai rencontré beaucoup dans mes soirées arrangées. Mais lui, il est désespérément sincère. Il cherche une âme sœur comme si son âme en dépendait.
Il demeurait là, assis sur le plancher gris et poussiéreux, avec pour seuls amis les livres des auteurs de H à M. Il lui arrivait de manquer la première heure de cours de l’après-midi ; le jour où il découvrit Moby Dick, il y resta un après-midi entier.
En quittant sa machine, la joueuse lui fit signe de prendre sa place et lui adressa un clin d’œil en déplaçant ses masses vers l’escalier salvateur ; il fit un pas dans le mauvais sens.
Une partie n’aurait aucune conséquence, personne ne le saurait, juste une malheureuse petite partie...
Quand il déclencha le deuxième jeu, il ne réfléchissait déjà plus. La main sur la manette, les pièces et les billets à l’intérieur de la poche, il était prêt. Les minutes s’enchaînaient mais le temps s'était arrêté.
L'entrée de Serge dans le chômage avait été désarçonnante : plus d'habitudes pour cadencer ses journées. Il en avait crée d'autres : revue chaque matin des sites de recherches d'emploi, envoi de candidatures spontanées tous les lundis, autoformation le mercredi.
Puis il se prépara à signer leur arrêt de mort, car c’était bien de cela qu’il s’agissait : il allait indiquer dans des cases bien propres que Bella était en train de péricliter. [ ] Il songea à Martha, l'Américaine à qui il annonçait, chaque mois, toujours avec les mêmes mots, que les chiffres étaient clôturés. Il ouvrit un traducteur automatique, tenta de formuler des phrases. En vain : il ne saurait jamais parler une autre langue que le français. De toute façon, cette femme n'avait rien d'humain pour lui, en somme, elle n'était qu'une boîte aux lettres. Comment lui faire comprendre, qu'eux, les sbires de la maison mère, ils étaient en train de se noyer sous le flot impitoyable de leurs factures extravagantes et qu'il fallait qu'ils cessent, parce qu'ici, des personnes en chair et en os risquaient de perdre leur travail ? Il capitula.
Dehors, le tonnerre tonnait si fort qu’on eût dit qu’il annonçait un déluge.
Aujourd'hui, il m'est arrivé une chose terrible : je me suis rendue à la boulangerie pour chercher le pain. La boulangère a retenu la miche : " je ne suis pas sûre qu'il y ait du pain pour les amis des boches ici."
Les blessures de famille pénètrent bien plus profond, peut-être parce qu'elles connaissent le chemin du coeur.