Citations sur Noir sur noir : journal de dix annees : 1969-1979 (8)
La lecture des journaux m'inspire des pensées noires. De noires pensées qui ont trait précisément aux journaux et au journalisme. Les journaux, je les vois au-devant de moi comme un rideau: plus exactement, comme un vélum, car, de ce qui se passe de l'autre côté, des objets qui s'y trouvent, de la scène qui se prépare, ils laissent bien entrevoir quelque chose. Seulement, il y faut un oeil accoutumé, un regard bien entraîné. Nullement aigu, cela ne suffit guère. Expérimenté: et d'une expérience que tout le monde n'a pas.
Et d'abord cette uniformité impressionnante. On peut bien noter des diversités dans la manière de rapporter les faits: mais il est rare qu'on en trouve dans le jugement que l'on porte sur ces faits. Je parle, bien entendu, des journaux les plus répandus. Pour les petits, les moins répandus, l'évaluation des faits change d'un journal à l'autre. Va-t-il falloir s'habituer à lire la presse mineure, la moins répandue, et dédaigner celle à grands tirages?
Une idée morte produit plus de fanatisme qu'une idée vivante. Disons même qu'elle seule en produit, puisque les imbéciles, comme les corbeaux, sentent uniquement les choses mortes. Et ils sont tant et tant à fourmiller frénétiquement sur les choses mortes que celles-ci, parfois, semblent s'animer.
Ces jours-ci, un peu partout, on n'entend que des gens déclarer qu'ils se sont trompés. Des hommes politiques considérables tombent à genoux devant les confessionnaux de la presse à grands tirages, battent leur coulpe, avouent avec frénésie leurs erreurs. Seulement, ils ne disent jamais : "Je me suis trompé." Toujours : "Nous nous sommes trompés." Et le curé-interviewer ne demande jamais comme le curé-curé : "Combien de fois, mon enfant ?"
Ce n'est pas un petit plaisir que d'écrire un livre, un article, une note en sachant, puis en vérifiant concrètement, que dix ou dix mille fanatiques tomberont dessus et en blêmiront, en verdiront - et nous détesteront.
Qu'est-ce donc que l'intuition d'un écrivain ? Mettons quelque aptitude à attendre une synthèse en omettant toute analyse, de saisir et représenter synthétiquement, - par des états d'âme, par des symboles, par des emblèmes, - ce que Machiavel nommait "la vérité factuelle des choses". Est-ce bien tout ? Il faut aussi une condition pour que cette aptitude s'exerce sur les événements contemporains, sur la masse pesante de l'histoire quotidienne : et cette condition, c'est l'indépendance, l'isolement, l'absence de tout lien avec chaque forme de pouvoir constitué quel qu'il soit, l'indifférence à tout chantage économique, idéologique, culturel, voire sentimental.
La vue de ces vignes enveloppées dans du plastique me donne un sentiment d'horreur et m'obsède. D'autant plus qu'il m'est arrivé de faire quatre pas dans un vignoble enveloppé de la sorte: une espèce de canicule s'y met qui y stagne, qui vous étouffe. On finit par s'y croire près d'une apocalypse où, à la place du feu, des feuilles de plastique transparent descendraient du ciel pour couvrir le monde.
En 1938, quand on publia en Italie la traduction de Bagatelles pour un massacre, les fascistes n'étaient pas en mesure de la brandir comme un étendard. (...) En revanche, ceux qui aimaient les choses venant de France l'ont bien lu et moi-même je crois l'avoir lu alors que la guerre avait commencé. Il me fit une impression de démence sénile. Je prêtais à l'auteur de ce délire la description, par Manzoni, "Un vieux de male vie, qui ouvrait tout grands des yeux enfoncés et enfiévrés, en contractant ses rides dans un ricanement de complaisance diabolique, les mains levées au-dessus d'une chevelure infâme ..."
Tout compte fait, un livre très italien : peut-être très sicilien. Quant au titre, il est une sorte de riposte parodique à l'accusation de pessimisme qu'on m'adresse d'ordinaire : l'écriture, en noir, sur la page noire de la réalité.