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Critiques filtrées sur 5 étoiles  
À l'automne 1899, la famille du Dr Henry Selwyn quitta son petit village de Grodno, en Lituanie, et s'embarqua pour «l'Amerikum», mais après une semaine en mer, l'exode se termina pour eux à Londres où ils furent contraints d'émigrer.

Paul Bereyter, instituteur allemand «trois-quarts aryen», empêché par les nouvelles dispositions raciales d'exercer son métier d'enseignant, s'en alla de l'Allemagne une première fois, y revint en 1939, fut mobilisé au début de la guerre, puis émigra définitivement en France dans les années 1970.

Au début du XXe siècle, Ambrose Adelwarth rompait tous liens l'assujétissant à son milieu social d'origine, quittait l'Allemagne à 14 ans, partant à la conquête du monde : après avoir vécu plusieurs vies en une seule, de la Suisse à l'Amérique du Nord , en passant par le Japon ou le Moyen-Orient, ses souvenirs finiraient par s'égarer dans les couloirs de sa mémoire de nomade encombrée.

Max Ferber, artiste peintre envoyé en Angleterre en 1939 et dont les parents, déportés quelque temps après ne pourraient hélas l'y rejoindre comme prévu, n'a plus jamais voulu remettre ses pieds en Allemagne et n'a plus prononcé un seul mot en allemand depuis les adieux faits à sa famille sur l'aéroport munichois d'Oberwiensenfeld, à l'âge de 15 ans.

Quatre vies racontées, quatre destinées d'émigrants. Pourquoi celles-ci précisément, parmi tant d'autres? Quel lien réunit ces sujets-ci, au-delà de leur statut commun d'émigrés ? La réponse est toute simple : l'auteur lui-même. Paul Bereyter fut son premier instituteur, Ambros Adelwarth son grand-oncle. Quant à Henry Selwyn et Max Ferber, Sebald les avait croisés et côtoyés un temps en Angleterre où lui-même s'était expatrié à partir des années 1970.

Plutôt qu'historien, au travers de ces quatre récits l'auteur pratiquerait une sorte "d'archéologie mémoriale", fouillant systématiquement dans les débris laissés par la mémoire du XXe siècle en Europe, et plus particulièrement dans celle de son pays d'origine, l'Allemagne, ébranlée par l'irruption inconcevable de la barbarie nazie, ensevelie en grande partie sous la douleur et la destruction léguées par la Seconde Guerre Mondiale.
C'est ainsi que, pour lui, aller sur le terrain, organiser des «fouilles sur site» (dont une escapade, très édifiante sur le passage cruel du temps, à Deauville, où l'auteur était descendu au Normandy aux fins de son enquête autour d'Ambros Adelwart), extraire, ordonner et assembler les vestiges personnels que le temps et l'anonymat de ses sujets de choix auront brisés, mélangés, éparpillés, recouverts de cette poussière sépia que dépose l'oubli - photos et cartes postales, vieux albums de familles, feuillets épars, cartes de visites, carnets de voyages… - , constituent les moyens privilégiés par sa démarche, primant systématiquement sur toute tentative de conceptualisation ou de généralisation, sur toute visée analytique ou critique de l'histoire du XXe siècle.
Il ne cherchera pas à rattacher leurs choix, motivations et agissements personnels à un référentiel plus général ou à une grille particulière de lecture : chaque individualité restera chez Sebald invariablement contemplée dans son irréductibilité, rendue à son ipséité et, in fine, aussi à sa propre part de mystère.
L'auteur se cantonne en quelque sorte à essayer d'exhumer de l'incommensurable fosse commune où gisent les âmes mortes n'ayant laissé aucun registre historique de leur passage dans le monde, quelques individualités, d'en répertorier quelques-unes de leurs traces encore tangibles ou dont certains vivants pourraient encore témoigner. Afin de restituer leur parcours terrestre, tout en évitant précautionneusement de les épingler comme étant exemplaires ou emblématiques de quoi que ce soit. Au lecteur d'en tirer ses propres conclusions. Sebald, plutôt qu'interpréter, collige.

Enrichi de supports visuels (photos, dessins, feuillets, manuscrits…), d'images qui parlent quelquefois mieux que toute autre forme de discours, son récit se construit essentiellement à partir de témoignages et d'archives.
Iconographique, son travail documentaire n'exclut pas, en revanche, ni l'empathie, ni l'émotion :

«Si les inscriptions gravées n'étaient pas toutes déchiffrables, les noms encore lisibles – Hambruger, Kissinger, Wertheimer, Friedländer, Arnsberg, Frank, Auerbach, Grunwald, Leuthold, Seeligmann, Hertz, Goldstaud, Baumblatt et Blumenthal – m'inclinèrent à penser que les Allemands n'avaient peut-être rien tant envié aux Juifs que leurs beaux noms, si liés au pays et à la langue dans lesquels ils vivaient. Un frisson me parcourut devant une tombe où reposait Meier Stern, décédé le jour de ma naissance, et de même le symbole de la plume d'oie sur la stèle de Friederike Haldleib, morte le 28 mars 1912, provoqua en moi un trouble dont je dus m'avouer que je ne parviendrais jamais à percer complètement les raisons. Je me l'imaginais écrivain, penchée solitaire et le souffle court sur son travail, et à présent que j'écris ces lignes, il me semble que c'est moi qui l'ai perdue et que la douleur de sa perte reste entière malgré le long temps écoulé depuis sa disparition."

La subjectivité de l'auteur constitue ainsi, une partie essentielle du dispositif et de l'approche du chroniqueur, le tout résultant en un procédé d'autant plus percutant et riche qu'il se fait à contre-courant de la démarche d'investigation consacrée en Histoire : le général et supra-individuel passant ici avant tout par le particulier et l'infra-historique, la valeur du matériel documentaire par la puissance d'évocation émotionnelle que ce dernier recèle.

La démonstration en est d'autant plus pertinente et réussie, ou en tout cas son impact sur le lecteur sera particulièrement saisissant et convaincant de vérité.

Quoiqu'on ait pu prétendre que W. G. («Winfried Georg» – Sebald n'ayant jamais voulu signer in extenso son prénom, considéré par lui comme trop connoté à un univers symbolique nazi..), n'aurait pas été de son vivant spécialement «tendre» envers son pays d'origine, je n'ai, pour ce qui me concerne, jamais retrouvé dans ses livres -tout au moins dans ceux que j'ai eu l'occasion de lire jusqu'à présent-, aucune mise en accusation directe formulée à l'encontre du peuple allemand. Sebald, me semble-t-il, s'en réserve formellement, alors même que son expérience et son parcours personnels auront été marqués, façonnés par le souvenir funeste des crimes commis par le régime nazi, par le panurgisme ou l'indifférence manifestés par ses compatriotes, par les séquelles douloureuses, enfin, qu'aura laissé la destruction morale et matérielle de la nation allemande, reléguant à la fin de la guerre une partie considérable de la mémoire collective au silence et à l'oubli.

Qu'en est-il aujourd'hui ? Y-a-t-il une prescription aux nouvelles générations par rapport à l'effroi provoqué par l'horreur absolue perpétrée dans un passé relativement récent? Combien de temps faudra-t-il, en définitif, aux allemands avant d'avoir terminé d'ouvrir la totalité des archives de guerre, à la fois publiques et collectives, personnelles et généalogiques, et pouvoir envisager enfin, avec une certaine distance et sérénité, leur propre passé ? Cinquante ans ? Un siècle ? Qui dirait mieux ?

L'essentiel de la production littéraire qui fera la renommée de la courte carrière d'écrivain de Sebald, disparu à 57 ans dans un accident de voiture en 2001, avait commencé à prendre corps vers la fin de années 1980, moins de cinquante ans donc après la «destruction». C'est notamment grâce à une reconnaissance internationale que la critique littéraire allemande s'intéressera progressivement à son oeuvre à partir du milieu des années 1990..

Comment les nouvelles générations d'allemands feuillètent aujourd'hui d'anciens albums de famille (si tant est qu'il en reste encore beaucoup qui n'aient point été détruits ou expurgés…) ? Et nous-même, partant du principe d'une certaine capacité d'identification à autrui, proprement humaine, pouvons-nous l'espace d'un instant essayer de nous mettre à leur place?

Un humanisme teinté d'empathie et de générosité, son érudition immense et en même temps humble, sa sensibilité délicate, intériorisée et réservée, l'exercice littéraire original et subtil auquel il se livre (qu'il refusait lui-même à considérer comme «romancé», y compris pour ce qui est de son chef-d'oeuvre incontestable, «Austerlitz», qui ressemble cependant drôlement à un roman !) : voilà en somme ce qui me touche particulièrement chez lui.
Sebald est devenu avec le temps un de mes auteurs «compagnons-de-route», vers lequel j'éprouve le besoin de revenir régulièrement afin de réentendre une voix qui m'est devenue familière et, malgré la mélancolie susceptible de s'en dégager, qui réconforte.
Voix incitant à pratiquer une sorte de «roman de la mémoire» comme une moyen possible d'apaisement face aux souvenirs douloureux, au temps qui passe indifférent, au caractère instable et éphémère de nos existences.
Un peu comme cette vision insolite qui revient curieusement à différents passages de son livre: celle d'un inconnu qui fait subitement irruption dans le récit, en pleine lumière, image non pas d'un ange qui passe, mais d'un «butterfly man» muni d'un filet à papillons…
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L'exil inguérissable et le retour inéluctable des souvenirs.

Ce récit ponctué de photographies de l'auteur, publié en 1992, et traduit en 1999 par Patrick Charbonneau pour les éditions Actes Sud, juxtapose les biographies littéraires de quatre hommes hantés par des fantômes de souvenirs indéfinissables, indéfinissables sans doute car l'horreur ne peut être dite frontalement. le narrateur des «Émigrants» restitue, à partir de traces patiemment recueillies, les histoires de ces individus hantés par l'exil et la disparition, par des souvenirs traumatiques qui un jour les rattrapent, inéluctablement.

Le narrateur rencontre le premier de ces hommes, le Dr Henry Selwyn, tandis qu'il cherche à emménager fin septembre 1970 dans l'est de l'Angleterre, dans les environs de Norfolk. Il va habiter pendant quelques mois dans la maison de ce chirurgien à la retraite, désormais coupé du monde et se sentant de plus en plus étranger dans son propre pays. le narrateur explore par touches le retour du souvenir de l'exil de la famille juive lituanienne de Selwyn vers l'Angleterre, dans les dernières années du XIXème siècle ; les images effacées de cet exode resurgissent, irrépressibles, à la manière de la dépouille de ce guide de montagne de Bern qui fut l'ami de Selwyn dans sa jeunesse, disparu en 1914 en montagne et restitué par un glacier suisse sept décennies plus tard.

La suite sur mon blog ici :
Lien : https://charybde2.wordpress...
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Est-ce-que l'acte de résilience est toujours possible ou encore désirable ? Comment le juger, notamment face aux forces en présence ? Et si l'adversité vous pousse sur les chemins de l'exil, dans la fuite d'un pays ou d'une population, vous éloigne à tout jamais de vos proches, de vos origines, de votre famille, de votre histoire ? Aucun état d'âme à noter avant de recevoir l'estampille sur votre passeport ?
L'encre risque de tourner au rouge si l'on songe à tous ceux qui ont su et du s'enfuir d'Europe orientale face aux pogroms, laissant tout derrière eux, et au final beaucoup plus d'eux-mêmes qu'ils n'en auraient volontairement consenti …
Dans quatre récits, Sebald se penche sur des destins éparpillés qui au soir de leur vie lâchent la bride pour rejoindre ceux qu'ils ont quittés, abandonnés
Dans une narration empreinte de mélancolie, illustrée de nombreuses photos, Sebald laisse un dernier témoignage de ces émigrants, qui ne cherchent pas à témoigner, n'ont plus la force du combat, plus d'illusion et recherchent cette dernière brise qui éteindra enfin cette dernière petite flamme.
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J'ai été à nouveau complètement pris sous le charme de cet auteur. Ce livre-ci regroupe quatre récits, de longueur inégale. Quatre portraits d'homme marqués par la fuite ou la tentative de fuite, pour des raisons diverses, du monde allemand ou autrichien. Quatre récits assez sombres, évidemment, mais aussi très doux. Deux récits se rattachent à l'angleterre, des rencontres qui ont marqué Sebald lui-même émigrant; Un autre est un portrait en biais de son grand oncle Ambros et le dernier la vie de son instituteur. Chaque fois, il y a plus qu'une empathie entre l'auteur et son sujet, celui-ci allant jusqu'à revenir sur les lieux, enquêter. Illustré de photos. de la vraie et grande littérature, sans concessions mais aussi capable d'universalité et d'aller toucher tout lecteur qui s'y aventure.
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Les Émigrants est ce qu'on peut appeler un livre transgenre. Ni vraiment roman, ni vraiment autobiographie, à la fois reportage, enquête, et témoignage. Les Émigrants, ce sont donc quatre récits de vie, ayant pour protagonistes des êtres déracinés, exilés, et en proie à un violent mal du pays. La quête de leur histoire et de leurs origines correspond en même temps au parcours personnel de l'auteur, qui met un point d'honneur à témoigner de la vie de ces personnes.

Tous, d'une façon ou d'une autre, ont eu un destin tragique.
En filigrane, c'est bien sûr le génocide juif qui se dessine, et la diaspora forcée qui en a découlé. En creux, c'est le propre déracinement de l'auteur que l'on peut lire. Les personnages, l'auteur inclus, semblent figés dans cet élan de départ, comme bloqués à un moment ou à un autre de l'histoire; paralysés par le silence forcé sur les raisons de cette émigration, ils semblent tous amputés d'une partie vitale d'eux-mêmes, et dépourvus du goût de vivre. le titre, d'ailleurs, dit bien ce départ forcé: ils sont émigrants et non émigrés, parce qu'on les a forcés à quitter leur terre (même si les raisons ne sont jamais clairement ni crument évoquées, on sait pourquoi ils ont dû fuir).

Le style de Sebald, éminemment poétique et d'une grande finesse, rend le récit très prenant; on se retrouve incapable de décrocher, et secoué par tout un tas d'émotions très fortes. La souffrance que l'on sent dans le texte est violente, terrible, et effrayante. Mais jamais l'auteur ne se fait voyeuriste, se contentant de livrer par petites touches la douleur des déracinés. Les photos qui rythment le récit lui donnent un aspect encore plus réel - bien qu'on ne sache jamais si les personnages ont réellement existé - et donnent une dimension patrimoniale à ce texte. La traduction, enfin, est d'une grande qualité et le texte file sans aucune difficulté.

Sans être un coup de coeur, Les Émigrants est un texte émouvant, bouleversant, dont la seule difficulté réside dans le message qu'il véhicule. A lire, vraiment!
Lien : http://0z.fr/GYcg0
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S'il est une oeuvre hantée par la destruction et ses fantômes, c'est sûrement celle de W. G. Sebald, qui restitue avec une rare puissance le souvenir des disparus. Ses livres sont autant d'objets inclassables, mêlant montage de textes et d'images, véritables révélateurs d'une mémoire oubliée.
Les Emigrants est à la fois le récit et le fruit de cette saisissante machine à explorer le temps. A partir de traces minutieusement recueillies, l'écrivain raconte le destin de quatre personnages marqués par l'exil et la disparition. La matière de cette reconstruction, ce sont les témoignages, les images et les lieux, qui forment peu à peu la carte sensible de ces vies déracinées. Ces histoires singulières sont tissées de souffrances, de déchirements, de silences. En donnant une voix à ces hommes jetés à travers l'Europe, Les Emigrants télescope les époques comme les territoires, et résonne particulièrement aujourd'hui.
Lien : https://balises.bpi.fr/litte..
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C'est un grand plaisir que cette écriture remplie de passés et de subjonctifs, nostalgique et légèrement désuette qui évoque des drames de vies singulières.
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L'immense Sebald nous présente cette fois quatre destins tragiques, quatre idées du déracinement, quatre désespoirs. Et à nouveau, nous voilà happés dans les brouillards de l'histoire, à nouveau nous sommes conviés à un banquet du souvenir, attablés parmi les ombres des disparus nous chuchotant doucement à l'oreille, comme pour conjurer l'oubli. Tout simplement précieux.
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