A l'époque où j'étais tête chercheuse ; cours sur la décolonisation qui, bien sûr, commence par un cours sur la colonisation. Parmi les livres à lire «
Les Immémoriaux ».
Comme on disait alors, je sortais de ma campagne mais je me souviens encore de ce professeur en toge qui me faisait découvrir un écrivain de mon pays.
C'est l'histoire de Térii, un haèré-po, détenteur de la mémoire de son île : O-Tahiti.
Son rôle, lors des cérémonies rituelles: réciter ses connaissances sur les générations l'ayant précédé, accompagnant sa parole d'un geste sur une corde à noeud (to'o mata), chaque noeud représentant une génération, un nouveau récit, un nouveau nom mémorisé par le récitant.
C'est encore un temps ancien. Mais les Piritani sont déjà là, ils ont la peau blême et une avà qui brûle la gorge et rend fou. Ils sont bizarres
Lors d'une cérémonie il a un trou de mémoire sacrilège. Très mauvais pour lui car Térii met alors en péril sa position mais aussi celle de son marae à cause de la rivalité des peuples entre eux. Il doit s'enfuir et durant 20 ans il parcourt la Polynésie à la recherche des connaissances perdues.
Quand il revient dans son ile, tout a changé. Les missionnaires méthodistes anglais, armés de bibles, de codes et d'une nouvelle morale se sont installés... Les Maoris prient le seul dieu blême Iésu-Kérito et semblent avoir oublié leur mode de vie traditionnel. Ils ne savent plus lire les signes, ne se souviennent plus des ancêtres, se contentent d'une seule femme, ne travaillent plus le jour de la prière…
Térii, alors considéré par tous les convertis comme Ignorant, se laisse baptiser sous le nom de Iakoba avant de devenir diacre, reniant définitivement ses origines.
Segalen, médecin de marine avait 29 ans lors de la parution de ce livre.
Jules Ferry était mort mais ses discours en faveur de la colonisation civilisatrice pesaient lourdement.
Critique vive de la colonisation, n'excluant pas la responsabilité des Maoris eux-mêmes.
Ce que montre Segalen, ce n'est pas l'idylle suave avec la nature, mais une société païenne, guerrière, habile au plaisir comme à la cruauté.
Mais le livre est surtout le contre-pied d'un certain « mythe tahitien » dont la mièvrerie était incompatible avec son projet. Pas de Loti, pas de Farrère, pas de Claudel mais une réflexion sur l'Autre et notre manière de l'envisager.
Segalen veut éliminer tout le rance de l'exotisme : « le palmier et le chameau, casque de colonial, peaux noires et soleil jaune », et décrire les cultures étrangères « du dedans en dehors », dans leur différence radicale.
L'Exotisme, écrit-il n'est donc pas la compréhension parfaite d'un hors soi-même qu'on étreindrait en soi, mais la perception aiguë et immédiate d'une incompréhensibilité.
Le style de Segalen est unique, entre le récit d'aventure, le texte ethnologique et le poème. Un très, très grand livre.
« Les hommes qui pagaient durement sur les chemins de la mer-extérieure, et s'en vont si loin qu'ils
Changent de ciel, figurent, pour ceux qui restent, des sortes de génies-errants…..
Au troisième lever du soleil, il emplit la pirogue de noix de haari, pour la soif, et de fruits de uru, pour la faim. Aidé de quelques fétii et d'une nouvelle épouse, il leva le pahi tout chargé. »
La mort de V .Segalen est présentée comme mystérieuse. Si vous passez à Huelgoat, sur la vieille route qui mène à Carhaix-Plouguer, dans la foret, près du gouffre vous trouverez l'endroit où l'on a trouvé son corps.