C’était l’échec de la Gestapo qui maintenait ouvertes les portes vers toutes les possibilités d’un monde humain. L’interprète était là aussi, cette femme blonde et grise qui ressemblait à Fräulein Kaltenbach, et dont les mains se croisaient et se décroisaient, sans arrêt, convulsivement. Elle n’avait pas grand-chose à faire, puisqu’il ne répondait pas aux questions, toujours les mêmes, et son activité principale consistait à croiser et décroiser les mains, nerveusement. Pour sa part, il cherchait tout le temps le regard de cette femme, il essayait de l’immobiliser dans son regard, chaque fois que la possibilité en était donnée. Alors, elle restait clouée sous son regard, avec un visage vide et des mains qui se tordaient, implorantes, comme si elles étaient agitées par une vie propre. L’angoisse de cette femme, visible, aidait à rendre le monde habitable. Au moment où éclataient toutes les possibilités agressives, blessantes, des objets les plus usuels, transformés en ustensiles de torture, les yeux vides de cette femme, ses mains comme des mouettes affolées, introduisaient dans cet univers tournoyant, fermé sur lui-même, une blessure humaine, une chance réelle, peut-être très mince, mais réelle, d’ouverture de ce monde, de destruction de ce monde.
Les endives braisées, aussi, sont évidentes. C’était la première fois que nous en mangions, mon frère aîné et moi. L’amertume des endives braisées. En Espagne, les endives étaient inconnues, à cette époque dont il est question, tout au moins. Elle nous parlait, pendant le déjeuner, au wagon-restaurant. Voilà. Elle avait un léger accent américain, c’était bien la mère de Gouverneur Paulding. Ainsi, je peux supposer qu’elle était venue, ce matin-là, de Ferney-Voltaire, pour prendre le train à Genève, avec nous, et nous accompagner à Paris. Elle s’était levée tôt, dans la grande maison de son fils, Gouverneur Paulding, à Ferney.
Le réveil, en pleine nuit, n’est pas à l’origine. Provoqué, ce réveil, par un rêve, autre chose. Le réveil est une suite, une fin même, peut-être. Dans le noir, moite, saisi de frissons abjects.
En général, on prend des trains, dans les gares.
C’est une question insensée, bien entendu, à laquelle il est inutile de répondre. Comment savoir si toute votre mémoire est revenue ? Il y a peut-être des visages qui se sont effacés, à tout jamais, ou les odeurs d’un jour de pluie, ou une lumière parmi les troncs d’eucalyptus. Perdus, à tout jamais, comment savoir ? Le temps de toute une vie n’y suffirait pas.
C’était la découverte de soi-même, dans la douleur, et la découverte que la douleur est inépuisable, qu’il y a toujours un peu plus de douleur, d’une qualité différente, après cette douleur qu’on est arrivé à surmonter.
On se mêle aux passants, on devient gris, l’ombre des arbres vous protège, on sent venir les choses.
Juste avant de recevoir ce coup sur la nuque et de tomber à genoux, devant l’autre type, qui me regardait d’un air à la fois brutal et terrorisé, j’avais entendu les cris hystériques que poussait la femme qui accompagnait les deux types de la Gestapo. Ensuite, j’ai eu tout ce sang dans les yeux et ce goût du sang dans la bouche. Mais ce n’est pas vrai que l’on revoit toute sa vie comme un film projeté à une vitesse vertigineuse, au moment de mourir. Je me demande d’ailleurs ce que la mémoire et la mort pourraient bien faire ensemble. C’est la mémoire et la vie qui vont ensemble.
Un bonheur physique le remplit, à entendre ce bruit de voix, s’adressant à lui, et à découvrir que cette voix a un sens, qu’il comprend parfaitement ce qu’on lui demande. On lui demande si ça va mieux, ce qui laisse entendre que tout à l’heure, avant, à un moment dont il ne garde pourtant aucun souvenir, ça n’allait pas bien, vraisemblablement. Les raisons réelles de cette question lui échappent. C’est une question qui flotte sur son brouillard d’ignorance. Mais elle a un sens précis et il saisit très précisément ce sens.