"N'entends-tu pas tomber les gouttes de ma mélancolie ?"
Il se demande pourquoi il y a tant de neige dans sa mémoire, plein de neige crissante dans son insomnie.
Mais on ne jouait plus les musiques d'autrefois. Il buvait.
C’est dans l’immobilité, au sortir de l’évanouissement, qu’on peut recevoir le poids de toute la vie passée, – vie non pas longue, mais lourde. Trop de guerres, de peurs, trop d’amours ensemble, dont tout est vrai pourtant. Encore en oublie-t-on sans doute ! Comment savoir si toute votre mémoire est revenue ? Il y a peut-être des visages qui se sont effacés, à tout jamais, ou les odeurs d’un jour de pluie, ou une lumière parmi les troncs d’eucalyptus. Perdus à tout jamais, comment savoir ? Le temps de toute une vie n’y suffirait pas.
On ne plonge pas, d’un coup, comme dans une eau glacée, au début du printemps, tout bêtement parce qu’on a fait le pari de se jeter à l’eau, ce n’est pas ainsi que l’on plonge dans l’univers de la douleur. Il y a des pauses, des arrêts, on vous plonge un petit coup dans la douleur, comme quand on vous enfonce la tête sous l’eau de la baignoire, et qu’on vous en retire, qu’on vous laisse respirer et qu’on recommence. Le tout est de vous faire croire qu’il n’y aura pas de fin à la douleur, qu’il y aura toujours quelque chose d’autre, après ceci qui vient de vous être fait. Le tout est de vous persuader qu’ils ont tout le temps, qu’ils peuvent rester des semaines autour de vous, à crier, à taper, à poser des questions, et à crier encore, à vous suspendre par les menottes, autant d’heures qu’il le faudra, à vous plonger dans la baignoire, à vous frapper sur le ventre à coups de nerf de bœuf, et ainsi de suite, inutile d’énumérer toutes ces sottises monotones, des semaines durant. Ils arrivent, ils allument des cigarettes, ils parlent entre eux, ils font semblant d’avoir toute la vie devant eux. C’est abstrait, bien sûr, il ne faut pas vous y laisser prendre. Ils n’ont pas tellement de temps. Chaque minute de silence qu’on leur arrache les plonge dans le désespoir, littéralement. Si vous ne parlez pas, ils ne sont plus rien, ils perdent toute raison d’être. Et même les types de la Gestapo détestent cette idée, de n’avoir aucune raison d’être. Ils ont horreur d’être projetés dans le néant par le silence de ceux qu’ils interrogent. Ils ont besoin, physiquement, qu’on parle, pour pouvoir exister, et pour pouvoir vous mépriser ensuite, afin d’exister doublement. Si vous parlez, ils ont eu raison de vous torturer, car vous étiez faible, vous ne méritiez pas mieux. Mais votre silence appelle la mort, il exige que vous disparaissiez de leur vue, de leur vie. Seule votre mort peut leur rendre le sourire, c’est-à-dire, une raison de vivre, la joie de vivre, en somme.
La mort n’est pas un événement de la vie. La mort n’est pas une expérience vécue.
La neige ne peut se trouver que dans sa mémoire, même s’il a l’impression parfois de la voir flotter brumeusement, dans la chambre, même s’il lui semble s’enfoncer par moments dans la douceur crissante des forêts enneigées. En réalité, s’il faisait un effort pour savoir, il saurait bien que la fenêtre grande ouverte donne sur le mois d’août.
C’est ce mot que l’on emploie, en espagnol, pour qualifier le métier de cet homme : matador, et plus précisément, matador de toros, tueur de taureaux, est-ce à dire, et c’est en effet la meilleure façon de qualifier le métier de cet homme : il a deux taureaux à tuer, chaque après-midi de course. C’est cette fonction qui est sienne, de donner la mort, d’être seul devant la bête, durant le dernier tiers de la course, le tiers de la mort, précisément, qui le place au sommet de la hiérarchie tauromachique.
Ailleurs, c’est l’Espagne. Nous regardons la rivière, cette mince coupure argentée dans le paysage verdoyant, qui nous sépare de notre pays. C’est dérisoire qu’une si faible distance vous condamne à l’exil, qu’elle vous sépare de l’enfance, des odeurs et des noms de l’enfance. Nous regardons cette frontière dérisoire.
Il a respiré très profondément, comme on le lui avait indiqué, tout en comptant à haute voix. D’abord, c’est agréable. Comme une fraîcheur qui vous pénètre, qui vous rendrait poreux, de l’intérieur. Une fraîcheur qui vous désagrège, progressivement, qui vous éparpille doucement, aux quatre coins de l’espace, avec le sentiment, pourtant, d’une cohérence confuse, qui agglutinerait les cent sphères distinctes, les mille paillettes argentées, chatoyantes, de vos sensations.