C'est à un douloureux travail de souvenir que l'auteur, rescapé de Buchenwald, nous invite. Sans se complaire aucunement, à aucun moment dans sa propre misère, il nous décrit la vie, la lutte quotidienne pour survivre.
Il nous raconte surtout, fait que j'ignorais, toute l'incroyable organisation que les détenus sont parvenus à mettre en place et enfin la petite société avec ses langues, ses cultures, ses castes aussi que constitue cet univers concentrationnaire.
Il nous relate par le détail l'organisation que tous les membres de toute nationalité du parti communiste internés ont mise en place pour résister encore modestement mais efficacement contre la folie nazie.
C'est surtout, au travers de cette vie réduite à presque rien, un hymne à la grandeur de la philosophie, à la pensée et à la force des convictions, à la poésie aussi que nombre des détenus récitent seuls ou ensemble, un appel à l'humanisme tout court enfin.
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Quelque temps après mon installation dans le châlit, François a ouvert les yeux soudain, dans un soubresaut.
Nos visages étaient à quelques centimètres l'un de l'autre. Il m'a aussitôt reconnu.
- Non, pas toi, a t-il dit d'une voix presque inaudible.
Non, pas moi, François, je ne vais pas mourir. Pas cette nuit, en tout cas, je te le promets. Je vais survivre à cette nuit, je vais essayer de survivre à beaucoup d'autres nuits, pour me souvenir.
Sans doute, et je te demande pardon d'avance, il m'arrivera d'oublier. Je ne pourrai pas vivre tout le temps dans cette mémoire, François: tu sais bien que c'est une mémoire mortifère. Mais je reviendrai à ce souvenir, comme on revient à la vie. Paradoxalement, du moins à première vue, à courte vue, je reviendrai à ce souvenir, délibérément, aux moments où il me faudra reprendre pied, remettre en question le monde, et moi-même dans le monde, repartir, relancer l'envie de vivre épuisée par l'opaque insignifiance de la vie. Je reviendrai à ce souvenir de la maison des morts, du mouroir de Buchenwald, pour retrouver le goût de la vie.
Je vais essayer de survivre pour me souvenir de toi.....
....Dans cette salle des pas perdus de la mort, les râles, les gémissements, les frêles cris d'effroi s'étaient tus, s'étaient éteints, les uns après les autres. Il n'y avait plus que ces cadavres autour de moi: de la viande pour crématoire.
Dans un soubresaut de tout son corps, François avait ouvert les yeux, il avait parlé.
C'était une langue étrangère, quelques mots brefs. C'est après seulement que j'ai compris qu'il avait parlé en latin: il avait dit deux fois le mot nihil, j'en étais certain.
Il avait parlé très vite, d'une voix très faible: à part ce "rien" ou ce "néant" répété, je n'avais pu saisir le sens de ses dernières paroles.
Aussitôt après, en effet, son corps s'était raidi définitivement.
Le mystère des derniers mots de François L. s'était perpétué. Ni dans Horace, ni dans Virgile, dont je savais qu'il se récitait des poèmes, comme je me récitais moi même Baudelaire ou Rimbaud, je n'avais jamais retrouvé un vers où le mot nihil, rien, néant, se répétât.
Des décennies plus tard, plus d'un demi siècle après la nuit de décembre où François L. était mort à côté de moi, dans un dernier soubresaut, en proférant quelques mots que je n'avais pas compris, mais dont j'avais la certitude qu'ils étaient latins à cause de la répétition du mot nihil, je travaillais à une adaptation des Troyennes de Sénèque.
C'était une nouvelle version en espagnol que j'étais chargé d'écrire, pour le Centre andalou du Théâtre. Le metteur en scène qui m'avait propsé de participer à cette aventure était un Français, Daniel Benoin, directeur de la Comédie de Saint-Etienne.
.....Un jour, après avoir mis au point ma version de la scène cruciale entre Pyrrhus, fils d'Achille et Agamemnon, je m'attaquai à un long passage du choeur des Troyennes.
Traduisant le texte latin que j'avais sous les yeux, je venais d'écrire en expagnol: " tras la muerte no hay nada y la muerte no es nada."
Soudain, sans doute parce que la répétition du mot nada avait confusément réveillé un souvenir enfoui, non identifié, mais chargé d'angoisse, je revins au texte latin:
" Post mortem nihil est ipsaque mors nihil"
Ains, plus d'un demi siècle après la mort de François L. à Buchenwald, le hasard d'un travail littéraire me faisait retrouver ses derniers mots: "Il n'y a rien après la mort, la mort elle même n'est rien."
C’était une langue étrangère, quelques mots brefs. C’est après seulement que j’ai compris qu’il avait parlé en latin: il avait dit deux fois le mot nihil, j’en étais certain.
Il avait parlé très vite, d’une voix très faible : à part ce « rien » ou ce « néant » répété, je n’avais pu saisir le sens de ses dernières paroles.
Aussitôt après, en effet, son corps s’était raidi définitivement.
Le mystère des derniers mots de François L. s’était perpétué. Ni dans Horace ni dans Virgile, dont je savais qu’il se récitait des poèmes, comme je me récitais moi-même Baudelaire ou Rimbaud, je n’avais jamais retrouvé un vers où le mot nihil, rien, néant, se répétât.
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Un jour, après avoir mis au point ma version de la scène cruciale entre Pyrrhus, fils d’Achille, et Agamemnon, je m’attaquai a‘ un long passage du chœur des Troyennes. Traduisant le texte latin que j’avais sous les yeux, je venais d’écrire en espagnol: «Tras la muerte no hay nada y la muerte no es nada...»
Soudain, sans doute parce que la répétition du mot nada avait confusément réveillé un souvenir enfoui, non identifié, mais chargé d’angoisse, je revins au texte latin: «Post mortem nihil est ipsaque mors nihil...»
Ainsi, plus d’un demi-siècle après la mort de François L., à Buchenwald, le hasard d’un travail littéraire me faisait retrouver ses derniers mots: « Il n’y a rien après la mort, la mort elle-même n’est rien.» Je n’eus aucun doute : c’étaient bien les derniers mots de Francois !
On m'a allongé à côté du mourant dont je prendrais la place, le cas échéant.
Je vivrai sous son nom, il mourra sous le mien. Il me donnera sa mort, en somme, pour que je puisse continuer à vivre. Nous échangerons nos noms, ce n'est pas rien. C'est sous mon nom qu'il partira en fumée; c'est sous le sien que je survivrai, si ça se trouve.
...Et ça me fait froid dans le dos- ça pourrait me faire rire aussi, d'un rire grinçant et fou- de savoir quel nom je porterai, au cas où la demande de Berlin serait vraiment préoccupante.
A peine allongé sur le châlit, en effet, aux côtés du mort qu'il faut, comme disait Kaminsky ce matin, un mort qui s'avérait d'ailleurs n'être qu'un mourant, j'ai voulu voir son visage. Curiosité légitime, on peut l'admettre.
Mais il me tournait le dos, maigre gisant nu- probablement enlevait - on les liquettes de toile rêche à ceux qui étaient déjà au delà de la vie- squelette recouvert d'une peau grise et ridée, aux cuisses et aux fesses bistrées de liquide fécal séché, mais toujours puant.
Lentement, je lui ai à moitié retourné le torse.
J'aurais du m'y attendre,
" Ton âge, à quelques semaines près" , avait dit Kaminsky, ce matin, me parlant du mort qu'ils avaient trouvé, qui me convenait tout à fait. " Une chance inouïe, un étudiant, comme toi, parisien de surcroît!"
J'aurais du y penser. C'était trop beau pour être vraisemblable, mais c'était vrai.
J'étais allongé à côté du jeune Musulman français disparu depuis deux dimanches de la baraque des latrines collectives où je l'avais rencontré. J'étais allongé à côté de François L.
J'avais fini par savoir son nom, il me l'avait dit. Et c'est ça qui me faisait grincer des dents, dans un rire épouvanté.
Car François, arrivé à Buchenwald dans le même transport de Compiègne que moi, immatriculé au camp à quelques numéros de distance du mien, était le fils, en révolte et répudié, certes, le fils pourtant de l'un des chefs les plus actifs et sinistres de la Milice française.
Le cas échéant, c'est le nom d'un milicien pronazi que j'aurais à porter, pour survivre.
J'ai retourné son corps, pour lui faire face, pour qu'il me montre son visage.
Pas seulement pour ne pas voir ses reins souillés de merde liquide, maintenant déssechée. Aussi pour guetter les soubresauts possibles de la vie, si on pouvait encore nommer ainsi ce souffle court, presque imperceptible , ce battement de sang aléatoire, ces mouvements spasmodiques.
Pour entendre ses derniers mots, s'il y avait derniers mots.
Allongé à côté de lui, j'ai guetté sur ce visage les derniers signes de vie.
Dans "L'espoir" que j'emportais avec moi pour en relire des pages, les dernières semaines avant mon arrestation, un épisode m'avait frappé.
Touché par la chasse franquiste, un avion de l'escadrille internationale qu'André Malraux avait créée et commandait revient en feu à la base. Il réussit à attérir, dévoré par les flammes. Des débris de l'appareil, on retire des blessés et des morts. Parmi ceux ci, le cadavre de Marcellino. Comme il " avait été tué d'une balle dans la nuque, il était peu ensanglanté, écrit Malraux. Malgré la tragique fixité des yeux que personne n'avait fermés, malgré la lumière sinistre, le masque était beau".
Le cadavre de Marcellino était allongé sur une table du bar de l'aéroport. En le contemplant, l'une des serveuses espagnoles dit ceci: " Il faut au moins une heure pour qu'on commence à voir l'âme." Et Malraux de conclure, un peu plus loin: " C'est seulement une heure après la mort que, du masque des hommes, commence à sourdre leur vrai visage."
Je regardais François L., et je pensais à cette page de "L'espoir".
Son âme l'avait déjà quitté, j'en étais certain. Son vrai visage avait été défait, détruit, il ne sourdrait plus jamais de ce masque terrifiant. Non pas tragique, mais obscène. Nulle sérénité ne pourrait plus jamais adoucir les traits tirés, ravagés, du visage de François. Nul repos n'était plus concevable dans ce regard abasourdi, indigné, plein d'inutile colère. François n'était pas encore mort, mais il était déjà abandonné.
Par qui, seigneur? Etait-ce son âme qui avait abandonné ce corps martyrisé, souillé, frêle ossature cassante comme du bois mort, à brûler dans un four du crématoire, bientôt? Mais qui avait abandonné cette âme fière et noble, éprise de justice?
Quand la Gestapo l'avait arrêté, m'avait dit François, et qu'elle l'avait identifié, les policiers allemands avaient demandé à son père, allié fidèle, collaborateur efficace dans le travail de répression, ce qu'il voulait qu'on fît de lui. Devait on l'épargner? Ils étaient prêts à faire une exception. " Qu'on le traite comme les autres, comme n'importe quel autre ennemi, sans pitié particulière" avait répondu le père, un agrégé de lettres, féru de culture classique et de belle prose française. " C'est fou ce que la perfection de la prose attire les hommes de droite!" s'était esclaffé François lors de notre conversation dans la baraque des latrines collectives. Notre seule et interminable conversation. Il m'avait parlé ce jour là de Jacques Chardonne, de la présence de celui ci, deux ans auparavant, à un congrès d'écrivains à Weimar, précisément, sous la présidence de Joseph Goebbels. " Tu n'as pas lu les textes de Chardonne dans la NRF?" m'avait demandé François.
Non, je n'avais pas lu, pas retenu, en tout cas.
Maurassien, antisémite éclairé- je veux dire, qu'on ne s'y trompe pas, citant Voltaire plutôt que Céline quand il dénonçait la " malfaisance des Juifs , déracinés par essence", " incapables d'émotion patriotique et voués au culte du Veau d'or": telles étaient les formules stéréotypées- le père de François avait été projeté par la défaite de 1940 dans un activisme pronazi nourri de désarroi désespéré, de nihilisme antibourgeois.
Homme de culture, il était devenu homme de guerre avec passion. Puiqu'il fallait se battre, autant le faire en première ligne, les armes à la main, dans la Milice de Darnand.
" Qu'on le traite comme les autres, comme n'importe quel autre ennemi" avait dit son père aux types de la Gestapo.
Probablement croyait il s'inscrire par là dans la tradition morale des stoïciens.
Je jette toujours un coup d'œil sur les bibliothèques des gens chez qui je suis invité. Il me semble que je suis parfois trop cavalier, trop insistant ou inquisiteur...
Mais les bibliothèques sont passionnantes, parce que révélatrices. L'absence de bibliothèques aussi, l'absence de livres dans un lieu de vie, qui en devient mortel.
[ Sur Semprun, rescapé de Buchenwald]
- On peut dire que t'en as, de la chance, toi!
C'est une phrase que l'on m'a souvent dite, au long de ces années. Une constatation que l'on a souvent faite. Sur tous les tons, y compris celui de l'animosité. Ou de la méfiance, du soupçon. Je devrais me sentir coupable d'avoir eu de la chance, celle de survivre, en particulier. Mais je ne suis pas doué pour ce sentiment-là, si rentable pourtant, littérairement.
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