Big Easy

Les choses seraient évidemment plus simples si elle n’était plus à la Nouvelle Orléans a m’envelopper dans les ombres de son cœur noir et de son esprit puéril. (P186)

J'avais l'impression que quelqu'un avait ramassé la boîte où ma vie était enfermée et l'avait secouée violemment avant de la jeter par terre. Tout était en morceaux, et ces morceaux, épars, ne s'ajusteraient plus jamais ensemble.

[les inégalités à La Nouvelle Orléans n'empêchent pas la fête !]

La semaine précédente, j'avais fait un saut aux obsèques d'un ami de Cookie, un trompettiste noir du nom de Bix qui habitait le Vieux Carré. Sa famille était si pauvre qu'une assiette avait été placée sur la poitrine du cadavre pour que les gens y déposent des pièces de monnaie destinées à payer l'entrepreneur des pompes funèbres et le cortège de l'orchestre de cuivres. C'était bien entendu tout différent à Uptown : quand il y avait un enterrement, les familles engageaient une demi-douzaine de maîtres d'hôtel à seule fin de servir à boire à leurs invités. Toute tragédie était un évènement social de la plus haute importance, et chacun voulait y participer.

Il y avait là, tous unis comme les doigts de la main, une tenancière de bordel, un professeur de littérature anglaise, une cuisinière muette, un chauffeur de taxi quarteron et une fille qui transportait un plein seau de mensonges et les jetait à la ronde comme des confettis, autrement dit moi.

La Nouvelle-Orléans était une amie déloyale que je brûlais de quitter.

Je me plongeais à corps perdu dans les livres. La vie des personnages était tellement plus intéressante que les battements solitaires de mon cœur.

La lumière du soleil pénétrait par la fenêtre, dessinant sur le lit un carré éclatant. Evangeline avait raison. La pièce était indéniablement imprégnée du parfum de ma mère. J'ouvris la fenêtre et m'assis sur son rebord. Je restait là un instant à regarder le haut lit à baldaquin. J'avais déjà vu ma mère tisser ouvertement sa toile pour y piéger les hommes, mais je ne l'avais évidemment jamais vu "travailler" dans sa chambre. Le papier peint vert sombre se décollait dans les coins, révélant au-dessous le plâtre nu. A la faveur de la lumière, les parures de lit rouge sombre trahissaient leur âge, et les rideaux suspendus au dais apparaissaient tels qu'ils étaient : déchirés et tout effilochés aux extrémités. Une mystérieuse balle avait laissé dans le dosseret du lit un trou que je ne pus m'empêcher de fixer des yeux. Je ne connaissais toujours pas l'histoire de cette balle.

Ma mère est prostituée.

Je regardai par la vitre en fredonnant : « It´s only a paper moon» tandis que la Cadillac descendait l'avenue St Charles en direction de Canal. Les femmes de la ville haute se méfiaient beaucoup du vieux Carré et de tout ce qui lui était associé. Elles pensaient qu'il était responsable de la corruption de La Nouvelle-Orléans. Elles préféraient bien entendu s'imaginer que leurs mari étaient des parangons de vertu - des hommes bons comme Forrest Hearne - et que le Quartier français les entraînait malgré eux sur la mauvaise voie, les saisissant par les chevilles pour les attirer dans les bas-fonds. Ma mère était sans doute en train de se régaler chez Antoine d'huîtres Rockfeller généreusement arrosées de whisky et accompagnées de force cigarettes. Je l'imaginais parfaitement : elle misait le bras en travers de se poitrine de façon à faire admirer son bracelet de diamants - un bijou volé -, puis glissait le pied sur les genoux de Cincinnati, sous la table. L'âme fait plus jolie que toutes les femmes présentes à la soirée des Lockwell, mais elle ne montrait pas le même équilibre, la même confiance en soi que les autres dames. Je n'étais pas d'accord avec Cokie. Il ne s'agissait pas seulement des gens riches. Mam, elle aussi, avait l'âme brisée.

- Qui était cette Josie dont tu m'as donné le nom ? demandai-je encore.
- Josie Arlington. Il y a des années de ça, elle était la tenancière de maison close la plus chic de Storyville.
................
- Tu m'as donné le nom d'une tenancière de maison close ?