Il s'allongea sur les sacs, dans le noir, son fusil armé sur la poitrine, et laissa toutes ses pensées s'apaiser comme les cailloux quand ils touchent le fond du fleuve.
Ce fut le découverte la plus importante de sa vie. Il savait lire. Il possédait l'antidote contre le redoutable venin de la vieillesse. Il savait lire.
C'était, dans l'obscurité, le bruit de la vie. Comme disent les Shuars : le jour, il y a l'homme et la forêt. La nuit, l'homme est forêt.
Antonio José Bolivar ôta son dentier, le rangea dans son mouchoir et sans cesser de maudire le gringo, responsable de la tragédie, le maire, les chercheurs d’or, tous ceux qui souillaient la virginité de son Amazonie, il coupa une grosse branche d’un coup de machette, s’y appuya, et prit la direction d’El Idilio, de sa cabane et de ses romans qui parlaient d’amour avec des mots si beaux que, parfois, ils lui faisaient oublier la barbarie des hommes.
Colons ou chercheurs d’or, tous commettaient dans la forêt des erreurs stupides. Ils la dévastaient sans prendre la moindre précaution et, du coup, certains animaux devenaient féroces.
En face de lui, quelque chose se mouvait dans l’air, dans la végétation, à la surface des eaux tranquilles, au fond même du fleuve. Une chose qui semblait avoir toutes les formes et se nourrir en même temps d’elles. Elle changeait constamment sans laisser aux yeux hallucinés le temps de s’accoutumer. Elle prenait brusquement l’apparence d’un ara, puis passait à celle d’un silure-perroquet qui sautait la gueule ouverte, avalait la lune et retombait dans l’eau avec la violence d’un gypaète fondant sur un homme. Cette chose n’avait aucune forme définie, précise, mais toujours, quelles que soient les apparences qu’elle prenait, demeuraient les yeux jaunes et brillants.
Ils prenaient seulement plaisir à le voir transpirer comme un robinet rouillé condamné à couler pour l'éternité.
Il savait lire. Ce fut la découverte la plus importante de sa vie. Il savait lire. Il possédait l’antidote contre le redoutable venin de la vieillesse.
Il lisait lentement en épelant les syllabes, les murmurant à mi-voix comme s’il les dégustait, et, quand il avait maîtrisé le mot entier, il le répétait d’un trait. Puis il faisait la même chose avec la phrase complète, et c’est ainsi qu’il s’appropriait les sentiments et les idées que contenaient les pages.
Quand un passage lui plaisait particulièrement, il le répétait autant de fois qu’il estimait nécessaire pour découvrir combien le langage humain pouvait aussi être beau.
Les pauvres pardonnent tout, sauf l'échec.