impossible de commencer un nouveau bouquin lorsqu'on ferme celui-ci... des pages et des pages que je tourne anxieusement en voyant mon plaisir s'intensifier... et se hâter vers sa fin... quel merveilleux livre! quelle finesse, délicatesse de construction, quelle écriture! Chaque phrase porte du sens, jamais rien n'est anodin; parfois on lit trop vite, pressé de savoir la suite, mais chaque fois qu'on glisse sur une phrase sans lui prêter toute son attention on perd quelque chose de précieux.
Au départ bien sûr, on est un peu désemparé, perdu au milieu de ce pays dévasté qu'est Haïti, avec un personnage féminin des plus antipathique dont on ne sait rien, sinon qu'elle est désinvolte, versatile, tour à tour enjôleuse lointaine ou cassante, sûrement pas équilibrée mais à l'aise partout, tout le temps, quand bien même elle sait qu'elle a su déclencher de la haine de la part des compagnons qui, quoi qu'il en soit, en sont toujours réduit à lui céder. On est à peine fasciné par ce personnage, qui semble secondaire puisqu'au départ c'est l'avocat idéaliste, Tom Harrington qui occupe le devant de la scène, pour la bonne raison que l'auteur nous donne accès à ses pensées, ses doutes ses objectif, bref, on pense avec lui. Jamais avec elle, et c'est ce qui la rend si mystérieuse et incompréhensible. Elle est l'altérité absolue, comme si on côtoyait quelqu'un d'un peu bizarre, mais qui ne se confie jamais.
PLus tard, au milieu du livre, on reviendra sur son enfance et son adolescence en Turquie, et elle deviendra enfin une héroïne, quelqu'un à qui on peut enfin s'identifier car on en apprend le développement, la façon de penser,et ce qui l'a amenée à devenir si détestable.
C'est ce qui est si intéressant dans ce livre, qui compte plusieurs personnages principaux successifs avec qui on vibre, chacun son tour devenant le centre du monde pour le lecteur, ce pauvre Harrington se battant dans un monde en ruine dont il ne possède ni les clefs ni le pouvoir pour rétablir un semblant de justice, puis Dottie, détestable en Haïti puis charmante et surdouée adolescente en Turquie, apprenant les rudiments du "grand jeu" de l'espionnage (à l'image du
Kim de
Kipling) en compagnie de son père figure immense de charme, d'élégance de maîtrise et de puissance avant qu'on n'en découvre, horrifié, la folie - expliquée elle aussi dans un recoin de l'histoire, car tout se tient toujours. Harrington, dont il ne restera qu'un pâle souvenir à la fin du livre puisque définitivement ce ne sont pas les bonnes intentions qui font le monde mais la duplicité et les constructions titanesques et meurtrières des services secrets assassins, Dottie si forte et si meurtrie, enfin Eville Burnette dernier personnage à occuper le devant de la scène... Eville, le gentil militaire qui se retrouve embarquée dans les intrigues sans fin de l'espionnage, obligé bien malgré lui de se rapprocher de cette insupportable Dottie, chargée par son père de veiller sur elle et qui garde ses distances tant il a compris que c'est elle qui mène le jeu et qu'il n'y peut rien. Il est un peu un pion, recevant les ordres du père, subissant les humeurs de la fille, ce couple père fille vénéneux et parfois enchanteur, avec cette façon de pensée paternelle transmis à la fille, car il lui a tout appris, pour tout détruire ensuite, fatalité familiale oblige.
Car cette famille est ancrée dans les événements historiques qui font le monde, le père ayant subi de plein fouet son enfance en Croatie pendant la guère, et refaisant vire à sa fille ce qui est arrivé à sa mère, toute sa carrière et ses opinions politiques et religieux figés par ce qu'il a vécu.
Pendant ce temps l'auteur construit son récit avec des scènes d'anthologie, la mort de la fille d'abord, par quoi le roman commence, puis le cheminement reconstitué qui mène à cette mort, cheminement pénible qui s'accélère à mesure que, maintenant qu'on est sérieusement attaché à cette Dottie brillante et fascinante, on voudrait ne voir jamais arriver à sa chute, et soulagement, et génie de l'auteur, les péripéties s'accélèrent, on lit de plus en plus vite, et on sait que Dottie va mourir puisqu'elle est morte au moment où on a ouvert le livre, et on ne veut pas, mais elle ne meurt pas au moment prévu et puis comme dit l'auteur en une phrase, alors qu'elle devait mourir tout de suite elle ne meurt pas maintenant mais le lendemain, et on est si soulagé qu'il ne s'étende pas sur les circonstances de sa mort, comme lorsque quelque chose de vraiment grave nous arrive et que surtout on ne veut pas en parler et on est reconnaissant à l'auteur de ne pas nous en dire plus, elle devait mourir, on le savait, mais on ne veux pas y passer trop de temps, c'est trop douloureux...
Alors le récit reprend un rythme normal et moins frénétique, perd de sa densité et de sa tension, liées aux scènes d'action - nombreuses - des services secrets un peu partout dans le monde, la vie reprend son cours et alors, cadeau encore de l'auteur, on tombe sur une scène hors du temps, merveilleuse, qui a tous les éléments du romantisme mais n'en a pas le sucre, car les protagonistes sont rien moins que romantique, chacun ayant cette maîtrise et cette force un peu froide puisée dans les leçons de l'espionnage, ce recul par rapport aux bonnes et aux mauvaises choses, ne nous emballons pas,et pourtant comment ces personnes si exceptionnelles qui intellectualisent la moindre des situations en la mettant en relief dans un monde si complexe qu'ils n'en possèdent que des bribes jamais complètes, comment ces gens-là peuvent-il prendre pendant quelques jours de plaisirs si instantané, si ancré dans l'instant et donc si intense, profitant de chaque instant en accord avec la nature et avec l'autre, prenant ce qu'il y a à prendre sans jamais se projeter plus loin qu'un désir qui pourra bien ne jamais être satisfait.
Et puis bien sûr, le grand jeu.
Le monde qui se fait et se défait selon les intrigues toujours plus souterraines, complexes et incompréhensibles d'une poignée de puissants qui décident des alliances à venir en jouant au golf, les Etats-unis qui s'implantent dans chaque pays suffisamment dévasté pour un faire un terrain de jeu où pourront s'emmêler les différentes strates de leurs conspirations, trafics de drogues masquant complots politiques, accords d'un moments jouant avec ceux d'avant et ceux d'après pour qu'on voit petit à petit le monde actuel se faire.
et on lit, et on relit la dernière phrase du livre, car "ce que nous oubions au sujet de notre coeur, c'est qu'il est avec nous, qu'il est là".