Les oeuvres de
Shakespeare sont unanimement reconnus comme des chefs d'oeuvres dans le répertoire mondial par leur richesse et leurs interprétations qui n'ont pas tari, et des pièces comme
Roméo et Juliette,
le Roi Lear,
le Songe d'une nuit d'été,
Othello,
Macbeth,
Hamlet où encore
Richard III. Des pièces que tout le monde révère par leurs beautés et leurs profondeurs et qui malgré les détracteurs qu'elles ont pu trouver, ont toujours été considérées comme magnifiques, digne orfèvre du dramaturge élisabéthain. Mais pour
Titus Andronicus, c'est une autre paire de manche si j'ose dire, une affaire toute autre peuchère. Cette pièce rédigée dans sa jeunesse suscite le dégout, l'écoeurement et le mépris à son encontre et fut longtemps considérée comme l'une des plus ignobles jamais écrites, rarement jouée sur la scène anglaise durant trois siècles avant d'être reconsidérée à sa juste valeur au XXeme siècle. Mais pourquoi donc a -t-elle provoquée tant de répugnance et d'effroi ? C'est ce que nous allons voir tout de suite.
Antiquité romaine, sous l'invasion des barbares. L''empereur romain vient de mourir, et on se dispute sa succession, qui est vite calmée par le retour du général notoire
Titus Andronicus revenant de sa guerre contre les Goths d'où il a ramené un grand nombre de prisonnier, malgré lesquels la reine des Goth Tamora et ses fils Alarbus, Chiron et Demetrius. Pour remercier les exploits du général, on lui propose d'offrir la couronne impériale et l'un des fils du défunt auguste demande la main de sa fille Lavinia. Titus refuse l'une par humilité mais accorde volontiers le second souhait. Titus honore sa victoire en sacrifiant aux dieux Alarbus, ce qui déclenche la colère immense de Tamora qui compte se venger des romains. Elle va alors orchestrer un plan sordide avec ses fils et son amant Aaron un singulier maure bien sournois pour entraîner dans la déchéance la famille de Titus. Les conséquences en sont horribles : Lavinia est violée et mutilée par les deux fils et devient veuve en même temps, et les deux fils préférés de Titus seront accusés faussement d'un meurtre et exécutés pour cela. Titus et ses proches sont bannis de Rome et perdent tout prestige. Mais à son tour Titus compte se venger... l'engrenage machiavélique est en place alors et va s'huiler de bien de sang...
Déjà le synopsis est quelque peu terrible mais ce n'est rien comparé à ce qui se produit dans toute la pièce, et dont on peut comprendre vite pourquoi elle a été victime de rejet immédiat : toute l'intrigue baigne dans une violence épouvantable qui va jusqu'en une surenchère atroce. Les morts s'enchainent dans une sinistre hécatombe et les tortures sont légion. On assiste à des scènes abominables qui rend nauséeux l'âme la plus sensible qu'il soit : qu'on pense notamment à l'insoutenable passage qui suit après le viol où Lavinia
apparait, la langue coupée et les mains amputés en train de geindre affreusement, moquée par ses violeurs qui brocardent cruellement qu'elle ne puisse plus crier ni appeler à l'aide, un moment qui m'a bien secouée jusqu'aux entrailles et manquer de hurler d'abjection où encore tout ce passage marqué
par le cannibalisme, Titus qui égorge les violeurs et les cuisinent en tourte qu'il donne à manger dans un banquet, tourtes consommées par Tamora qui découvre trop tard la vérité, un épisode hideux qui aura inspiré des fictions, comme Game of Throne dans la saison 6 avec Arya filant au vicieux Walder la tourte composé de ses fils en vengeance . L'innocence est rarement respectée, presque systématiquement bafouée et les criminels profitent longuement de leur méfait avant de trouver la mort sous de laides façons. La sauvagerie a cours et plus aucune décence semble freiner les acteurs pas même le héros Titus qui verse aussi dans les noires infamies pour redorer son blason. Assurément la monstruosité est prégnante avec un Mal qui triomphe même dans la fin où presque tous ses acteurs y trépassent, ce qui explique pourquoi la pièce qui au temps de
Shakespeare était très appréciée pour son coté gore (le siècle élisabéthain n'étant pas frileux sur les représentations sanglantes, entre les oeuvres de
Christopher Marlowe où
La Tragédie Espagnole de
Thomas Kyd qui regorgent de boucheries) a par la suite donnée autant de répulsion aux spectateurs et aux bonnes moeurs, ne comprenant pas que l'auteur de ces carnages soit le même poète des tragédies historiques et des romances théâtrales délicates. le style de
Shakespeare est précieux, dans sa splendeur total même dans ses jeunes ans et use de métaphores et d'allitérations vibrantes pour aborder les sujets odieux, ce qui rend paradoxalement l'horreur des situations plus frappantes. Les tirades résonnent de vieilles références mythiques et historiques toutes tournant sur la férocité des hommes et l'injuste subi par les innocents, avec le mythe d'Atrée si bien choisie (Atrée qui tua les enfants de son frère Thyeste pour les faire manger en repas en guise de vengeance) où encore de Virginius contraint d'user les pires moyens pour sauver sa fille Virginia du déshonneur général et on se révère souvent sous le dieu Saturne, dieu des plus sombres s'il en est, le tout reprenant le stoïcisme de
Sénéque dont les tragédies étaient bien chargées en hécatombes et autres scènes de désespoirs ce dont s'inspire
Shakespeare fin connaisseur de la culture antique.
On peut être surpris que les personnages de cette morbide pièce ne soient pour la plupart guère vertueux, ne s'offusquant pas de commettre d'immondes actes pour leur dessein personnel : Tamora la reine des Goth vicieuse jusqu'au bout des ongles, Cersei avant l'heure qui manipule les hommes pour sa revanche, Chiron et Demetrius les deux gredins aux noms tristement ironiques (Chiron le sage centaure et Demetrius un philosophe avisé et réputé calme) doué d'un sadisme élevé, Saturnius le dupé qui est assoiffé de pouvoir... et Titus, ce même valeureux général voulant punir les coupables et qu'anime une juste conviction va dégénérer en froid meurtrier sans culpabilité ressentie. Ils sont bien rares les individus doté d'un coeur pur, et ils finissent souvent immolés sur l'autel de l'indignité : pauvre Lavinia, réduite à son rang d'objet qu'on abuse allégrement, nouvelle Philomèle mythique qui ne retrouvera plus la quiétude qu'elle voulait même aprés que la vengeance soit accomplie, simplet jouet aux mains des hommes. Etonnamment, le plus humain de toute cette clique est pourtant le plus immoral, Aaron l'amant noir de Tamora. Aaron l'être sans scrupule qui n'éprouve aucune compassion pour quiconque, aussi bien de ses victimes que de ses soutiens, se révèle extraordinairement touchant et émouvant
lorsqu'il découvre que Tamora a accouché de leur fils mais qu'elle, la sage-femme et les demi-frères comptent tuer. le comploteur se fait père aimant et défensif, tuant la sage-femme et protégeant jusqu'au bout son fils, trahissant pour cela Chiron et Démétrius qu'il a insulté copieusement avant de fuir, balance le nom et lieu des violeurs de Lavinia à Titus en échange de protection à son fils, surmonte la torture puis la peine de mort qu'on lui inflige assuré que son fils vivra, c'est le seul individu qui a un instinct familial très fort et est prêt à tout pour préserver son rejeton là où quasiment toutes les relations entre parents et enfants sont malmenées, les parents utilisant leurs enfants et les tuant parfois pour rébellion où qu'ils ont déçus ces derniers, devenant à la fin de tout ce bain de sang le seul véritable justicier vertueux. Et c'est à lui que se termine la pièce dans des derniers vers poignant, qui concluent avec joliesse la pièce.
Shakespeare réutilisera le motif du maure romanesque dans
Othello mais Aaron est déjà un coup de maître, pendant maléfique d'
Othello et Iago en peau d'ébène mais qui surprend par des derniers gestes d'humanité inattendues de sa part qui redonnent une lumière dans ces ténèbres, faible cependant, prouvant la valeur mal connue de ce grand antagoniste du théâtre de
Shakespeare qui mérite d'être plus nommé en terme de personnalité de méchant romanesque.
Titus Andronicus est bien une pièce de jeunesse cependant et on voit bien les défauts apparents que
Shakespeare corrigera à bon escient dans des pièces tardivement : tout d'abord la temporalité quasiment illogique qui est présent dans l'oeuvre (pas historique j'entend, au théâtre élisabéthain ils n'en avaient pas l'intérêt de respecter
L Histoire, adaptant les époques à la leur dans les fictions) avec des événements qui surviennent sans qu'ils aient été annoncés
l'accouchement de Tamora qui surgit de nulle part notamment , la plupart des personnages il faut le dire sont peu construit et apparaissent comme stupides, quand on voit les imbécilités commises par les fils de l'empereur défunt
Basarius qui épouse Tamora alors que tout le monde lui dit que c'était une idée mauvaise, quel idiot ! où même Titus qui la première de la pièce est obnubilé par ses valeurs guerrières oubliant la situation et sa gravité en place et le coté grotesque qu'on peut ressentir devant la cascade d'horrifiques atrocités, qui semblent parfois granguignolesques. Et ce qui rajoute encore plus à sa détestation est que cette pièce se termine sans de réelle morale où du moins sous la pieuse mais insipide maxime des méchants qui chutent toujours dans leurs crimes quoi qu'ils en pensent mais qu'on ressort avec d'amertume et nausée devant cette accumulations d'épouvantes et de saletés humains qui pleuvent.
La pièce est pendant trois siècles quasi honnie par l'avis général : le poète et critique littéraire américain T.S Eliot prix Nobel de la paix en 1948 la traite comme "une des pièces les plus stupides que l'ont ait jamais écrites" dans ses essais au début du XXeme siècle. L'accumulation de brutalité et de forfaits repoussent les érudits et les amateurs du théâtre qui peinent à croire sur le bien-fondé de cet étalage d'excès inhumains sur les maux de l'homme et qu'il soit si prompt à faire du mal à autrui. On ne peut que guère être surpris que
Titus Andronicus ait retrouvé ses lettres de noblesse au milieu du XXeme siècle, la Seconde Guerre Mondiale ayant douloureusement démontrée le Mal inhérent chez les hommes avec le génocide, les camps de concentrations, les débarquements, les viols massifs et les largages de bombes atomiques. Monté en scène dans la décennie de 1950, elle est adaptée en film en 1999 avec Anthony Hopkins jouant alors Hannibal Lecter et qui se retrouve dans le rôle-titre, consacrant à jamais la pièce singulière de
Shakespeare dans la mémoire collective et prouvant la modernité de cette pièce qui raconte malgré ses faiblesses et l'aspect grotesque des scènes choquantes sur l'absurdité et le désespoir du Mal que provoquent et suscitent les hommes entre eux, un Mal qui semble résolu à ne jamais quitter l'humanité et que le siècle moderne semble avoir tristement prouvé.
Titus Andronicus est la pièce la plus noire de
Shakespeare, qui gêne, terrifie et rend nauséeux les âmes sensibles et ceux croyant au bien inhérent de l'homme mais doit être lu et vu en scène pour admirer la formation d'un dramaturge tragique qui pointe tout juste sur les turpitudes humaines, thème tout entier chez
Shakespeare.
Titus Andronicus ne peut que laisser indifférent ceux qui le découvrent mais ce pénible voyage dans les noirceurs de l'homme et du cycle de vengeance est salutaire et méritant pour apprécier la poésie toute jeune d'un futur auteur génial et la part importante des désirs et vengeances qu'éprouve l'homme de toutes les époques.