- C'est un livre sacré, affirmaient-ils (les espagnols) d'un air sournois. Vous devez l'aimer plus que vos montagnes, vos femmes et vos enfants. La parole de Dieu est dedans.
Les Incas pressèrent l'oreille contre le livre, faisant silence un moment.
- On n'entend rien. Y a personne là-dedans! Dirent les Incas en jetant les livres dans la poussière.
Ainsi, ils moururent tous, de n'être jamais allés à l'école. Car les Espagnols les tuèrent l'un après l'autre. Ces hommes qui savaient faire marcher les pierres mais ignoraient l'existence des mots.
Car tout est noué pour nous déjà, avant le premier souffle. Chacun vient sous le soleil pour gratter le dos d'une montagne, ou lui garder ses bêtes, veiller sur la part de vivant qui lui est confiée.
Ceux qui nous ont donné le diable ont gardé pour eux ton frère. Même s'ils l'ont placardé partout dans les églises, le corps qui n'en finit pas de pourrir sur leur croix fraîchement repeinte n'a pas d'odeur. Ici, on n'a jamais eu le loisir de goûter les pains qu'il multiplie. Nos éclopés boiteront toute leur vie. Nos morts ne ressusciterons pas.
Pourtant ses blessures nous ressemblent.
On parla beaucoup de la Montagne, cette nuit-là. Comme il y avait des grands-mères, on savait remonter jusqu'à ces temps un peu troubles, où tout trottait sur la terre avec des pieds de géant... Une fois donc, avec son mari, elle avait pris la fuite, la Montagne. C'était une femme riche, avec des colliers qui battaient sur sa poitrine. Des dents en or comme les Blancs. Les voleurs la suivaient depuis trois jours. Épuisée, elle finit par s'asseoir.
[...]
Mais la Montagne ne bougeait plus. Déjà son genou replié, ses jupons à volants devenaient durs comme la pierre... Alors se leva un vent de poussière rouge qui couvrit la Montagne avec tous ses bijoux. Et ainsi elle dormit. Jusqu'à ce maudit jour, où la nuit est tombée sur les Andes. Lorsque les Espagnols sont arrivés ici.
Depuis des siècles, les hommes quittent le village un matin pour descendre en enfer... En promettant de revenir à temps pour la récolte des pommes de terre.
Ils le disent, ils l'espèrent. Il y a des mots que l'on plante comme des conjurations.
Et puis, que ferais-tu de ce trésor de loqueteux, amassé au fil des ans dans son coffre de carton? Ces pauvres souvenirs qu'on suce encore les jours d'après, comme des noyaux...