Tâchez de nous aimer, nous les simples !
Dans l'enseignement c'est comme cela toute la vie : il faut faire constamment preuve de présence d'esprit, seul devant tout le monde, et chaque fois c'est autre chose.
Eux auraient été incapables d'exprimer ce qu'ils lui trouvaient. Simplement par une vertu propre à la jeunesse, ils aimaient tout ce qui était sincère et chacun lisait aisément sur le visage du professeur que ses paroles étaient le miroir fidèle de sa pensée.
Là-haut, sur le poêle, était assise cette vieille femme sévère et taciturne, plus ancienne que les plus anciennes, qu'on avait laissée à coucher. Elle regardait de son haut, muette, l'air réprobateur, cette jeunesse de cinquante et soixante ans à l'animation inconvenante.
Il y avait l'électricité au village : on l'avait amenée de Chatoury dès les années 1920. A l'époque on parlait dans les journaux de la "lampe d'Ilitch" et les paysans disaient, ouvrant de grands yeux : "C'est la reine lumière !".
Tourfprodukt ? Pauvre Tourgueniev qui ne se doutait pas qu'on pouvait fabriquer des noms comme celui-là en russe !
Elle n’avait rien amassé pour l’heure de sa mort. Une chèvre d’un blanc pisseux, un chat éclopé, des ficus. Tous nous avions vécu auprès d’elle sans comprendre qu’elle était le juste du proverbe sans lequel il n’est village qui tienne. Ni ville. Ni notre terre entière.
On ne pouvait cependant pas dire que Matriona, comme croyante, fût très fervente. Elle était plutôt païenne, même, ce qui prenait le dessus, chez elle, c’étaient les superstitions : le jour de Saint-Jean-du-jeûne, pas question d’aller au potager – autrement, point de récolte l’année suivante ; quand la neige tourbillonne, c’est que, quelque part, quelqu’un s’est pendu ; se pincer le pied dans la porte annonçait une visite. Tout le temps que j’ai vécu chez elle, je ne l’ai jamais vu prier, pas une seule fois je ne l’ai vu faire le signe de croix; mais elle commençait chaque besogne par un "Que Dieu nous aide !" et me disait la même chose toutes les fois que j’allais à l’école. Peut-être bien qu’elle priait, mais sans le montrer, gênée par ma présence ou craignant de me gêner. Il y avait dans l’izba le coin aux icônes, plus Saint Nicolas dans la cuisine. Les icônes restaient dans le noir pendant la semaine, mais en temps de vigile et dès le matin les jours de fête, Matriona allumait leur veilleuse.
Il regardait indifférent, sans les secouer, les braises pâlir sur ses pantalons ouatinés, sombres et trempés et lorsqu'elles furent complètement éteintes, il releva légèrement sa tête grise ébouriffée coiffée de sa casquette :
- ça vous est-il pas arrivé par hasard de manger de la farine pas cuite, délayée dans l'eau, mes petites ?
- Pas cuite et pourquoi ? interrogea Frossia ébahie. Moi, je la délaie, je la touille et je la mets au four.
Le vieux cheminot fit claquer ses lèvres épaisses et blêmes et répondit au bout d'un instant, tous les mots lui sortaient de la bouche au bout d'un instant comme s'il leur fallait arriver longuement en béquilles de là où ils étaient nés :
- Alors, mes mignonnes, ça veut dire que vous n'avez jamais connu la faim.
A l'été 1956, je revenais d'un désert brûlant et poussiéreux, rentrant tout simplement en Russie, au petit bonheur. Personne ne m'y attendait nulle part, personne ne m'y appelait, parce que j'avais lambiné une petite dizaine d'années avant de revenir. J'avais tout bonnement envie de me retrouver dans la zone centrale-sans grosse chaleur, avec murmure du feuillage de la forêt. Je désirais pénétrer et me perdre dans les entrailles de la Russie-si elles se trouvaient quelque part.