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Critique de Arimbo


What a book foutraque ! Quel « shandy » livre!
Un livre comme je n'en ai jamais lu.

J'avais découvert l'existence de Sterne il y a une bonne dizaine d'années, plutôt une bonne vingtaine, le temps passe si vite, par la lecture de l'Art du Roman de Kundera, l'un de mes auteurs préférés.
Kundera y met en avant, si je me souviens bien, la fantaisie de cet auteur du 18ème siècle, qui s'affranchit de la linéarité du cadre narratif comme d'autres qui l'ont précédé (en premier Cervantes) ou le suivront, parmi lesquels je trouve qu'il y a, par exemple Georges Perec et son extraordinaire « La vie, mode d'emploi », mais il est possible aussi d'y raccrocher Kundera lui-même avec son roman l'immortalité.

J'ai fait l'acquisition en 2014, et « au prix spécial de 11,40 euros » de ce roman, « La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, gentilhomme » dans la version des Éditions Tristram (sic) avec une traduction, présentée comme nouvelle, de Guy Jouvet. Je sais depuis que cette traduction a déclenché une polémique car elle se démarque fortement de la traduction de « référence » de Mauron, plus ancienne, mais qui selon Guy Jouvet et les Éditions Tristram ne rend pas toutes les subtilités du texte original de Sterne. Guy Jouvet a aussi fait le choix de franciser à peu près tous les noms; ainsi William Sandy, le père de Tristram, devient Gauthier Shandy, son frère Toby devient Tobie, Trim se change en l'Astiqué, Mrs Wadman est la veuve Tampon, etc….
J'ai lu aussi, parmi les excellentes critiques des babeliotes (ah, quelle richesse toutes ces critiques!) celle très érudite de smalandrin, qui considère la traduction de Guy Jouvet comme la meilleure, bien qu'à la lecture de son commentaire, j'ai compris que la plus fidèle au texte est celle De Wailly.

Après toutes ces remarques préalables, je dois avouer que j'ai mis finalement 7 ans (de réflexion?) non pas à lire ce roman, mais à en entreprendre la lecture. Il est vrai que la taille du livre, 9 volumes pour un total de près de 900 pages, a de quoi en imposer.
Mais bon, depuis lors, j'ai progressé, et trouvé le rythme pour lire des ouvrages à l'approche difficile au premier abord. Car, si Sterne parle de son roman comme le Livre des Livres, j'avertis ici la future lectrice ou le futur lecteur. La vie et les opinions de Tristram Shandy, c'est un peu comme la Bible, impossible à lire d'une traite. Il faut prendre son temps, prendre le temps de savourer le texte, et le temps d'en comprendre, ou pas, les subtilités, les sous-entendus, et leur éventuelle grivoiserie cachée.

Mais j'y ai pris un réel plaisir. Tristram Shandy, c'est le chef d'oeuvre absolu de l'humour, de la fantaisie, de la digression, de la parodie. Sous le prétexte d'une chronique en 9 volumes de la maisonnée campagnarde du sieur Gauthier Shandy, grand ferrailleur philosophique avec ses invités et ses proches, le Pasteur Yorick, le Docteur Bran, et surtout son frère Tobie, blessé à la guerre qui, aidé par son fidèle valet, le caporal l'Astiqué (sans doute une référence à Don Quichotte et Sancho Pança) créent des maquettes des batailles en cours, maisonnée dans laquelle le fils Tristram ne va naître qu'au 4ème volume, l'auteur nous mène à sa guise dans différents domaines de l'activité humaine, amour, religion, art de la guerre, voyages, etc… et tout cela avec un humour ravageur, se moquant sans cesse des philosophes et des arguties pseudo-philosophiques de ses contemporains. Mais il faut noter que toutes ces discussions passionnées le sont dans une totale bonhomie et affection réciproque entre les principaux protagonistes. Et parfois et même souvent, Tristram joue avec nous à parodier les romans, contes et récits de son époque, ainsi en est-il du conte de Grosscacadius, brodé autour d'une histoire de nez, désopilant, du récit délicieux et plein d'humour du voyage en France de Tristram poursuivi par la Mort, de la chevauchée « épique » du valet Obadiah jusqu'au domicile du Docteur Bran, de l'histoire bouffonne de l'abbesse des Andouillettes et de sa novice, et de tant d'autres.
Tout est parodie, dérision dans ce roman. Ça peut être féroce et grinçant. Ainsi le discours apologétique pitoyable du père Shandy lorsqu'il apprend la mort de son fils Robert. Ça relève aussi parfois de l'humour gratuit et un peu lourd, comme le chapitre sur les chapitres, celui sur les moustaches ou la préface du livre logée au sein du volume 3.

Je trouve qu'il y a, dans ce livre, comme on dit, plusieurs « niveaux de lecture ».

D'abord, ce roman est un formidable et jubilatoire jeu de construction littéraire. de l'emploi des tirets plus ou moins longs, d'étoiles pour suggérer du texte, de pages blanches, ou marbrées, de la typographie et de l'arrangement des mots dans chaque paragraphe, de l'utilisation de lignes pour résumer l'allure du récit dans chaque volume, ou d'une main pour montrer une partie de texte, tous ces procédés graphiques ou d'organisation du texte animent le texte, ce n'est pas de la bande dessinée mais ça y fait penser.

Et puis, il y a sans cesse un jeu sur le langage, qui fait penser à Rabelais: les mots inventés, ceux à double sens, qui doivent, je l'imagine, donner du fil à retordre aux traducteurs.

Et enfin, tout le roman est un pied de nez à la chronologie narrative. Et, si je comprends bien que tout le monde ne peut aimer cela, pour moi, ce fut un régal. On va passer d'une discussion au sein de la famille Shandy au récit de la fuite en France de Tristram, on va découvrir que les amours contrariées de Tobie et de la veuve Tampon, racontées dans les derniers volumes du livre, ont eu lieu avant la naissance de Tristram. Cette moquerie de la chronologie est d'ailleurs évoquée de façon «subliminale» dans une partie du livre, lorsque l'oncle Tobie explique à l'Astiqué, à propos des batailles militaires, que la géographie est plus importante que la chronologie, qu'on n'a que faire de la chronologie, et qu'il faut préférer l'ordre spatial à l'ordre temporel.

Bref, voilà une fantaisie littéraire qui se fiche pas mal de l'effet de réel. Sterne semble nous dire: je revendique la totale liberté de ma création, l'omnipotence de la littérature, et tout cela en définitive, n'est qu'un jeu entre toi, chère lectrice ou lecteur, et moi, l'auteur.
Encore faut il avoir envie de jouer, ce fut mon cas, mais sans doute n'est-ce pas le cas de toutes et de tous.
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