Si je m'attendais à rire en lisant ce monument de la littérature ? Et à rire autant !
C'est ce qui m'a le plus surprise en découvrant ce livre : l'alliance parfaitement dosée de l'humour et de l'horrifique. On commence avec Jonathan qui se ballade dans une prairie de clichés du roman d'épouvante (que ce livre a probablement contribué à instaurer).
La nuit tombant, alors que le guide local, aussi effrayé que les chevaux, tente de le mettre en garde à coup de vains « Walpurgis Nacht! », Jonathan estime que cela doit vouloir dire qu'il ne veut pas être en retard. Traduction étonnement pas si éloignée... Puis un hurlement de loup retentit, et Jonathan apprend qu'il n'y a plus de loups dans cette région. Question qu'un individu censé se poserait : quelles sont alors ces créatures, si ce ne sont pas des loups ? Mais non, Johathan s'intéresse subitement au sort de la faune locale et voudrait en savoir plus sur la disparition de ces pauvres bêtes lupines.
Puis, évidemment, il prend précisément LE chemin menant au village maudit, et se ballade — devinez où ? — bien joué, dans le cimetière. Je l'imaginais presque en train de sautiller et de ramasser des bouquets de fleurs sur le chemin. Il tombe sur
Dracula, le personnage iconique que l'on attend tous, icône parmi les icônes, et... Jonathan passe son chemin sans même être plus intrigué que ça.
Heureusement que le flegme tout britannique de Jonathan lui fait rester... eh bien, très flegmatique, et ce en toutes circonstances.
Loin d'atténuer la peur que l'on peut ressentir pour Jonathan, je m'inquiétais que son inconscience extrême le mène à sa perte. Sa naïveté le rend d'ailleurs étrangement attachant.
L'ambiance importe presque davantage que l'intrigue dans ce roman. On sent en permanence une menace planante, et on ne sait jamais très bien si on en imagine trop ou non.
L'auteur joue d'ailleurs nos attentes ! Par exemple, on nous raconte que dans ce village côtier, la plupart des tombes du cimetière sont vides. Des morts vivants ?! L'auteur, sous les traits d'un vieux gars du coin, se moque et explique que non, c'est juste que dans un village de pêcheurs, il n'est pas étonnant que la première cause de mort soit la noyade en haute mer, ce qui rend difficile de récupérer les corps des défunts.
Sur une de ces tombes on peut d'ailleurs lire : « À la mémoire de George Canon, mort, dans l'espoir de la résurrection glorieuse de la chair, le 29 juillet 1873, en tombant du promontoire. Cette tombe a été érigée par sa mère, inconsolable de la perte d'un enfant bien-aimé. » En réalité, il s'est suicidé parce qu'il ne supportait pas sa mère. Et il disait préférer aller en enfer car il ne risquerait pas de la rencontrer, puisqu'elle est très pieuse.
Ou encore, le cas Renfield : dans un asile d'aliénés, Renfield collectionne des mouches. Il en mange quelques unes et nourrit les araignées avec le reste. Lorsque son élevage d'araignées prospère, il commence à attrape des moineaux et les nourrit avec. Puis... il demande un chaton à son psychiatre. (Combien de vies vaut un humain ? Qu'y a-t-il au sommet de cette pyramide macabre...? )
Je m'étais interrogée : ce côté nanardesque était-il intentionnel ? J'avoue que la réponse n'a de toute façon que peu d'importance pour moi. Ces passages me laissent penser que cet humour décalé est volontaire, et même tout à fait maîtrisé. En effet, cela crée une vraie atmosphère, on se sait jamais si l'on doit s'attendre à l'apparition d'une menace ou à la chute d'une blague.
Les personnages en eux-mêmes sont des archétypes : caractères très tranchés, vite reconnaissables et référant à des images évocatrices. Certains passages versent même dans la caricature lorsqu'il s'agit d'adresser des piques aux Anglais prétentieux, aux Américains rustres, aux hommes essayant d'apparaître viriles, ou aux femmes faisant semblant d'être soumises à leurs maris.
La caractérisation des personnages passe en partie par leurs voix propres que l'on découvre lorsqu'ils deviennent tour à tour narrateurs. Parmi les protagonistes, seul
Dracula restera dans le silence, laissant ainsi intacte l'aura de mystère qui l'entoure.
C'est d'ailleurs un autre aspect de ce livre que j'ai énormément apprécié : son jeu avec son format. Car ce n'est pas un simple récit épistolaire. Dans le monde du cinéma d'horreur, on pourrait l'appeller « found footage » (enregistrement trouvé), avec cet assemblage de documents écrits ou enregistrés par les personnages de l'intrigue. On a ainsi le journal secret sténographié de Jonathan, puis les lettres échangées entre la perspicace Mina et la frivole Lucy, les enregistrements de phonographe du Dr John Seward, un télégramme du professeur van Helsing, des coupures du journal du jour, quelques témoignages du richissime pauvre Lord Arthur et de l'américain très américain Quincey Morris.
Des passages expliquent comment ces documents disparates ont pu être assemblés dans la forme que l'on est en train de lire. Cela devient même un des moteurs de l'intrigue : on ne peut combattre son ennemi qu'en le connaissant, et pour cela, il faut communiquer et faire confiance les uns aux autres.
Ce thème devient très intéressant avec le personnage de Mina. Elle comprend d'elle-même que du fait de sa vampirisation, il faut qu'elle ignore les informations cruciales, malgré le fait que son intelligence et son organisation l'ait rendue indispensable jusqu'ici dans la traque du vampire.
À l'inverse, Mina pourrait tout aussi bien dissimuler des informations aux autres membres du groupe (et donc au lecteur) en ne divulguant pas l'intégralité de son journal. le film Bram Stocker's
Dracula de
Francis Ford Coppola exploite à fond cette idée. En effet, puisque l'histoire que nous lisons repose sur les documents connus des protagonistes, que s'est-il réellement passé hors de ces scènes ? D'autres niveaux de lecture sont possibles, et le lecteur a toute liberté pour explorer des théories.
Cet avis est déjà bien long, et je n'ai même pas encore abordé le mythe du vampire. Suivant ce qu'on y voit comme métaphores, il y a un potentiel infini d'interprétations et de degrés de lecture.
On peut en faire une classique lecture du Bien contre le Mal, avec
Dracula vu comme une créature maléfique revenue d'entre les morts. Mais il y a de nombreuses autres grilles d'analyse.
Ce qui m'intrigue tout d'abord, c'est la thématique de la Science qui apparaît tel un fil rouge. van Helsing utilise la méthode scientifique pour vaincre son ennemi, mais se rend compte des limites de celle-ci lorsqu'il s'agit de persuader les autres de rejoindre sa cause, ou lorsqu'il faut agir dans l'urgence.
Dracula lui même est dit avoir été un grand homme de savoir de son vivant, et désormais ce sont les forces surnaturelles lui confèrent un pouvoir quasi sans limites. Cette dualité science/ésotérisme est intéressant à explorer.
Toujours dans les interprétations, on peut aussi voir un parallèle entre le vampirisme et le désir, qui n'est en soi ni bon ni mauvais. le parallèle entre la morsure du vampire et la sexualité a déjà été longuement creusé par d'autres, mais ce qui m'intéresse le plus est d'y voir le désir de pouvoir, de liberté, d'émancipation.
Dracula, comparé plusieurs fois à une bête sauvage, vit entièrement libre et isolé de tout. Lorsqu'il décide de revenir à la société, il reprend une apparence humaine et réapprend à agir de manière civile. Il renonce à sa toute puissance, se mettant en position de vulnérabilité puisque sa survie dépend de ses caisses de terre consacrée et que depuis l'île de la Grande Bretagne il ne peut franchir les eaux vives. La raison de son départ n'est jamais explicitée : souhaite-t-il troquer une part de son pouvoir et sa liberté contre une vie plus faible, plus humaine, plus en liée aux autres ? Question ouverte...
Quant aux deux personnes vampirisées, on retrouve d'autant plus ce thème de liberté et de pouvoir, non pas celui du vampire mais les leurs.
Sans malveillance, Lucy est flattée d'avoir le coeur de ses prétendants entre ses mains. Et Mina apprécie voir ses talents d'enquêtrice reconnus. Alors que les mêmes qualités chez des hommes ne poseraient pas de problèmes, elles ne peuvent agir comme elles le souhaiteraient sans nuire à leur image et leur acceptation en société.
La liberté que le vampirisme apporte à Lucy est trop puissante pour elle, elle ne sait pas le gérer et s'en retrouve métamorphosée, avilie, et cela la mène à sa perte.
Mina, elle, parvient à se faire à sa nouvelle condition de femme libre et exploite même les effets secondaires de son vampirisme afin de poursuivre ses objectifs. Cependant, cela va de pair avec le fait d'être marquée : elle ne peut plus être vue comme une femme « pure ».
Tirée par les cheveux cette analyse ? Tout n'est certainement pas correct dans mon interprétation de ce sous-texte. Mais Bram Stocker ayant été élevé par sa mère qui était féministe, ce ne serait pas étonnant que sa vision du monde en ait été influencée et que cela se retrouve dans son roman.
De plus, ce qui me laisse penser à un propos de fond sur la place des femmes dans la société de son époque, c'est qu'il y a un certain nombre de répliques au second degré montrant l'absurdité des catégorisations sexistes. Un exemple parmi tant d'autres : le docteur Seward, psy de profession rappelons-le, dit que seules les femmes pleurent, alors même que van Helsing (héros viril s'il en est) pleure juste devant lui. Plus tard dans le récit, tous les hommes de l'équipe se mettent à pleurer.
En conclusion, je ne m'explique pas pourquoi j'adhère autant. Ça fonctionne, je suis dedans, la magie opère, c'est tout ! Je n'arrive pas à analyser mon ressenti à la lecture de ce livre. J'ai essayé de mettre des mots sur les raisons de pourquoi ça marche pour moi : l'humour, l'ambiance, les personnages iconiques, le mystère toujours non résolu (que voulait
Dracula ?), les multiples niveaux lectures...
Mais il y a ce truc en plus que je ne m'explique pas, qui pousse à appeler un livre un « chef-d'oeuvre », faute d'arriver à exprimer le génie qu'on y a vu.
En plus d'avoir adoré cette lecture, je comprends maintenant pourquoi tant d'oeuvres ont été inspirées par l'imaginaire des vampires. Car rien qu'avec ce livre, nous sommes poussés à créer nos propres histoires, nos interprétations, nos théories... nos propres oeuvres vampiriques en somme.
Découvrir cette histoire sans rien savoir de
Dracula aurait été incroyable.
La découvrir avec plein d'imaginaire en tête reste une expérience géniale.