My absolute Darling/
Gabriel Tallent
Dérangeant et hallucinant.
Julia Alveston alias Turtle alias Croquette a quatorze ans. Elle est une sauvageonne qui arpente pieds nus à travers myrtilliers et rhododendrons, forêts de sequoïas et prairies du bord de mer de cette région de Californie située au nord de San Francisco près de la petite ville côtière de Mendocino, fusil en bandoulière et pistolet au côté, des compagnons qui ne la quittent jamais. Tandis que Turtle aime la nature, court parmi houlques et flouves, pruches et fléoles, et vit en communion avec elle, sa vie familiale est une menace permanente : elle a perdu sa mère qui s'est noyée dans des conditions mystérieuses dans la petite crique située au bas de la maison, et son père la tyrannise telle un objet qui serait sa propriété. Repliée sur elle-même et conservant en elle une part secrète et dissimulée de son être, à laquelle elle ne prête qu'une attention diffuse et dénuée de jugement, elle n'a pas vraiment d'amis au collège jusqu'au jour où un certain Jacob, un jeune de son âge, la trouble ce qui lui donne l'idée d'échapper à l'emprise de son père. On sent venir le drame pour Turtle qui veut découvrir la liberté et va tout tenter pour survivre à la toute puissance de Martin Alveston, un père abusif et complètement fou. Tout le livre va décrire le combat de cette jeune fille aux prises avec des forces adverses qui la dépassent. Et puis apparaît dans sa vie la petite Cayenne âgée de dix ans, que Martin a recueillie au bord de la route près d'une station service…Cayenne va peu à peu devenir le facteur déclenchant et définitif de la révolte de Turtle.
Sur la forme, on affaire à une narration au présent ce qui apporte une dynamique au récit et le rend palpitant et trépidant. le style est flamboyant dans les descriptions de la nature, animaux et plantes et dans le vocabulaire branché jeune. Nous sommes au pays des armes et la maison Alveston est un véritable arsenal. Les armes sont un des personnages de ce roman époustouflant, très américain : « Martin est assis dans un fauteuil Adirondack, une Red Seal Ale dans la main, et il les observe. Un colt 1911 calibre 45 est posé sur l'accoudoir, et un fusil Saiga appuyé contre le dossier. »
J'ai bien « aimé » aussi le rêve écologique qui hante les personnages de ce thriller avec les excès d'un malade obsédé par la survie d'après le chaos et l'apocalypse : « L'humanité s'autodétruit, elle chie dans l'eau de son bain, les humains chient lentement, dangereusement et collectivement sur le monde, juste parce qu'ils sont incapables de concevoir l'existence de ce monde… Ils fabriquent des obstacles au-dessus desquels tu dois sauter et ils veulent te convaincre que c'est ça le monde ; que le monde entier est fait d'obstacles. » Ainsi s'adresse à sa fille Martin Alveston.
L'amour quasi pathologique que Martin voue à sa fille, il le crie, il le hurle chaque jour même quand il l'insulte et la harcèle : « Tu sais ce que tu représentes pour moi ? Tu me sauves la vie, chaque matin que tu sors du lit. J'entends le bruit léger de tes pas dans l'escalier et je pense, c'est ma fille, c'est pour elle que j'existe…Je veux te dire, Croquette, eh bien, à quel point tu comptes pour moi. Je t'aime. Je fais pas toujours comme il faut, je sais, et je n'ai pas toujours été à la hauteur avec toi, ça arrivera encore… Toi et moi, Turtle, contre le monde entier !»
Pour Martin, il ne faut pas se faire d'illusions sur ce monde et il prépare sa fille au chaos qui attend la planète : « Il faut que tu t'abandonnes à la mort avant même de commencer, que tu acceptes ta vie comme un état de grâce, et seulement alors seras-tu à la hauteur. »
Et Turtle elle aussi se convainc paradoxalement qu'elle aime son père, tout en se détestant de l'aimer ainsi, mais elle avoue qu'elle a besoin de lui, tout en affirmant un peu plus loin : « Je le déteste pour quelque chose qu'il fait, il va trop loin et je le déteste, mais je me montre incertaine dans ma haine. » Il faut noter que l'auteur exprime l'horreur de la situation toujours avec pudeur et un choix des mots particulièrement judicieux.
Il convient aussi de saluer la qualité de la traduction pour une histoire poignante et abominable dans un cadre magnifique de sauvagerie et une atmosphère particulièrement angoissante pour… Turtle…et le lecteur. Un lecteur qui devra être averti avant d'affronter cette histoire douloureuse dans un roman exceptionnel dont les derniers chapitres sont hallucinants.